En Amérique du Nord, en Europe et ailleurs dans le monde, l’on a célébré il y a quelques semaines la folie consumériste des Black Friday et Cyber Monday, avec toujours plus d’offre dans l’électronique grand public, mais aussi dernièrement dans les produits « verts » pour soulager la conscience écologique des consommateurs.
Au même moment au Sud de la RDC, aux alentours de Kolwezi, connue comme la capitale mondiale du cobalt, des expulsions violentes perdurent et des voisinages entiers sont rayés de la carte sur fond d’intérêts économiques, pour que ce métal, entre autres ressources minières, continue à être exploité quel qu’en soit le coût humain et environnemental. Rappelons que la RDC abrite la plus grande réserve du monde de cobalt, considéré un élément clé de la technologie moderne et des ambitions « net zéro ».
Le parallèle entre les traditions commerciales de fin d’année et la situation dans cette zone du Congo est un nième révélateur des réalités tragiques derrière maints aspects du « confort occidental ». Ce parallèle reflète aussi les profondes incohérences inhérentes à une transition mondiale qui se veut écologique mais qui peut omettre les bases mêmes d’une société désirable, et ainsi tout sens d’éthique ou de justice sociale.
Une histoire de colonialisme sous toutes ses formes et couleurs
« L’Afrique a la forme d’un revolver dont la gâchette se trouve au Congo », une célèbre citation de Franz Fanon qui, aujourd’hui encore, explique bien des choses sur les convoitises géostratégiques dont ce pays fait l’objet. Le Congo est un cas d’école pour explorer les formes du colonialisme et les différents mécanismes associés, bien que l’histoire enseignée dans le Nord comme dans les écoles du pays même ait été longtemps influencée par le récit belge essayant de mitiger le « bilan de la colonisation » et allant même jusqu’à présenter Léopold II comme un « roi bâtisseur ». Les massacres et autres crimes coloniaux motivés par l’exploitation de l’ivoire congolais et l’extraction massive du caoutchouc dans les années 1900 n’ont été diffusés au grand public que de longues décennies après. Ce règne, considéré comme le plus barbare de l’histoire coloniale, et les abus de la colonisation belge qui s’en est suivie, redeviennent d’actualité ces dernières années avec l’émergence d’une génération africaine qui s’intéresse davantage à une lecture décoloniale de son passé.
Comme dans nombre de pays africains, les séquelles de la colonisation et les réalités de pillage des ressources naturelles par des puissances étrangères ont demeuré bien après les indépendances. Ceci est particulièrement flagrant dans le cas de la RD Congo où, après l’assassinat du Premier Ministre et icône de la libération coloniale Patrice Lumumba dans les années 60, la dette du pays explose et avec la dépendance à l’égard de la Belgique et des Etats-Unis notamment, puis des institutions financières internationales dans les années 70 avec leurs prêts d’ajustement structurel dont les conséquences sur l’appauvrissement des populations sont connues. La libéralisation du secteur minier congolais prôné par ces mêmes institutions de Bretton Woods au début des années 2000 n’a pas non plus servi les politiques sociales, et ce n’est qu’en 2018 que le pays révise son code minier pour une répartition moins injuste des recettes minières en faveur de l’Etat congolais. Malgré les efforts de ce dernier pour diversifier ses partenaires (Chine, pays occidentaux) et emprunter la voie impérative de l’industrialisation, le chemin vers une gestion souveraine des ressources qui bénéficie véritablement aux populations, et non uniquement à des élites locales et étrangères, n’est pas sans difficultés.
Dans la province Sud du Lualaba (ancienne Katanga), la situation d’exploitation qui se produit porte la couleur « verte » de la transition énergétique et celle de la transition numérique. Et ce depuis que notre monde est dominé par la Big Tech et par le solutionnisme technologique face à la crise environnementale, ce qui se traduit par la production de toujours plus de smartphones, de tablettes, d’ordinateurs portables, de véhicules électriques, etc. entraînant ainsi un besoin exponentiel de métaux dits critiques, dont le cobalt et le cuivre des sous-sols congolais représentent une part importante.
Néo-colonialisme vert au nom de la transition
La dépendance mondiale du cobalt est telle que la demande pour ce métal a fait un bond de 70 % entre 2017 et 2022, et ne ferait qu’augmenter pour atteindre 222 000 tonnes d’ici 2025.
Le secteur des véhicules électriques est, et sera au cours des prochaines années, en grande partie responsable de la croissance de la demande en minerais pour des usages de technologies propres. La cathode d’une batterie de véhicule électrique peut contenir jusqu’à 15 kg de cobalt, et celle d’un smartphone jusqu’à 10 grammes. Si les recherches pour réduire ou s’affranchir de la dépendance de ce métal dans la fabrication des batteries lithium-ion sont en cours depuis des années, et avec l’adoption d’alternatives comme les batteries LFP à base de phosphate par certains industriels, les projets convoitant le cobalt congolais ne cessent de voir le jour, et les chaînes d’approvisionnement actuelles restent largement tributaires de ce métal, dont le taux de recyclage en fin de vie est bas.
Or il est désormais connu que l’exploitation du cobalt en RDC est associée au travail des enfants dans des conditions désastreuses, aux violences, aux violations des droits fonciers, entre autres pratiques préjudiciables à l’environnement (pollution généralisée de l’eau, du sol et de l’air) et aux Congolais, dont 60 millions continuent à vivre avec moins de 2,15 dollars par jour en 2022.
Un rapport d’Amnesty International avec l’organisation locale IBGDH (septembre 2023) dépeint l’ampleur des expulsions forcées entre autres atteintes aux droits fondamentaux des habitants et agriculteurs pour but d’expansion de mines à échelle industrielle de cobalt et de cuivre par des multinationales, ces entreprises qui ont toute la marge de manœuvre pour faire respecter ne serait-ce qu’un minimum d’éthique dans leur fonctionnement si le rapport de force le permettait. Un schéma qu’on retrouve dans d’autres pays riches en ressources, en Afrique et au-delà.
En ce sens, comment qualifier une transition dite verte lorsqu’elle est fondée sur une logique de productivisme et de consumérisme, et qu’elle justifie des formes renouvelées de prédation, de violence et de violation de terres autochtones, si ce n’est de « néo-colonialisme vert » ? Reconnaissons que les transitions énergétique et numérique, souvent présentées comme une opportunité historique pour l’Afrique, ne peuvent l’être que si les soubassements mêmes de notre société « hypermondialisée » sont sérieusement repensés, et libérés des schémas néocoloniaux.
Le levier incontournable des modes de consommation
Outre la responsabilité de l’Etat et des industriels pour faire respecter les normes en termes de conditions de travail dans les mines, de RSE, de compensation juste en cas de réinstallation inévitable des populations, etc., un levier non moins important est celui des modes de consommation dans les pays du Nord.
Ledit Black Friday a généré 9,8 milliards de dollars de ventes en ligne aux États-Unis en 2023, soit une hausse de 7,5 % par rapport à l’année précédente. Les chiffres équivalents pour le Cyber Monday sont encore plus phénoménaux (12,4 ; hausse de 9,6 %). La tendance de l’hyperconsommation technologique n’est pas moins inquiétante en Europe.
La réalité de ce qu’il advient de ces produits en fin de vie est plus troublante encore, puisque la quantité de déchets électroniques fera plus que doubler d’ici 2050, pour atteindre, selon un scénario de base, environ 111 millions de tonnes par an, d’après un rapport co-publié par l’initiative StEP et l’ONU. Comme si les réalités désastreuses de la production en amont ne suffisaient pas, en aval, des volumes importants de ces déchets produits, dont la toxicité n’est pas à démontrer, seront déversés par l’Europe en Afrique où un certain recyclage se fera souvent dans l’informel et dans des conditions déplorables.
Devant ces faits, soulignons que consommer « vert » ne suffit pas et n’est en rien une solution miracle, mais une couche de consommation supplémentaire qui s’ajoute à celle de l’offre classique, et qui, par effet rebond, ne fait que soutenir la consommation pour contribuer in fine à une hausse de la demande globale, annulant ainsi tout ou partie du gain environnemental escompté.
En revanche, ce qui mérite d’être profondément remis en question et qui ne l’est visiblement pas assez est l’utilité réelle d’autant de gadgets « smart », d’autant de véhicules individuels – électriques ou pas. Il faudrait pourtant interroger le toujours plus, toujours plus connecté, et toujours plus extravagant dans les modes de vie des consommateurs du Nord. Les besoins dictés par les entreprises technologiques et associés dans leur marketing au « mieux vivre » montrent que la machine capitaliste n’est évidemment pas en état d’entendre raison.
Pour une Afrique actrice des transitions
Et pourtant, tant que la sobriété reste taboue dans des sociétés comme la société américaine, et qu’on ne jure que par l’innovation technologique pour résoudre les maux de notre siècle, tant qu’on ne reconnaît pas qu’objectivement, la fin de l’abondance a sonné, et que l’on devrait dépasser les logiques du néolibéralisme, de nombreux pays africains continueront à payer le prix de transitions vertes et numériques en manque cruel de fondements sociétaux (avec les injustices et aberrations éthiques que cela implique) au lieu d’en être pleinement acteurs en faisant valoir leurs ressources naturelles stratégiques en échange de transferts de technologies, notamment. En d’autres termes, on entend souvent répéter que l’Afrique est l’avenir de l’Humanité et de la transition bas-carbone pour contrer le réchauffement planétaire, mais on semble oublier que l’Afrique est avant tout l’avenir des Africains.
Par ailleurs, et avec l’élargissement des classes moyennes dans plusieurs pays d’Afrique, le consommateur africain ne devrait en aucun cas considérer le mode de vie consumériste occidental comme un idéal de société. L’accumulation d’objets connectés aux fonctionnalités inessentielles et redondantes, par exemple, (smartwatch, smartphone, tablette…) ne devrait avoir rien de désirable en soi. Cette surconsommation technologique, lorsque les usages sont superflus, est au contraire bien souvent symptomatique d’une aliénation numérique, une vacuité et un manque de sens.
L’Afrique doit poursuivre son développement socio-économique, industriel et technologique selon ses propres modèles de consommation et d’innovation qui, d’ailleurs, sont source d’opportunités et d’inspiration pour le monde dans le domaine des transitions digitale et écologique (Mobile money, Low tech…). Il serait regrettable à l’inverse que l’Africain moyen renonce à son ingéniosité et son sens de frugalité pour courir passivement derrière le leurre du « dernier cri ». Autant de faux besoins qui ont caractérisé les modes de consommation en Occident depuis le 20e siècle, et alimenté un système mondial fondé sur des inégalités criantes, perpétuant des réalités d’esclavage moderne dans certaines supply chains au profit du « confort » d’une minorité.