Il y a plus d’un siècle, au plus fort d’une guerre meurtrière entre le roi du Burundi, Mwezi Gisabo, et les forces d’occupation allemandes qui dura près de 7 ans, un homme se distingua par son courage. Il s’appellait Bihome. Alors que le roi Mwezi était encerclé par l’ennemi, Bihome proposa de porter les vêtements du Roi afin que celui-ci, profitant de la confusion entourant les combats acharnés, puisse s’enfuir. Bihome devint ainsi un martyr, donnant la pleine mesure de ce qu’était un combattant pour la dignité du peuple Burundais.
La durée de cette lutte, malgré la nette supériorité technologique de l’armée allemande, est le fruit de la détermination du Roi et de ses combattants, les Abadasigana. Malheureusement, la lutte fut interrompue par la trahison d’un groupe de princes et de chefs burundais qui avaient décidé de se joindre aux forces allemandes. Ces princes et chefs, loin de mettre de côté leurs querelles avec le Roi pour combattre un ennemi commun, avaient plutôt choisi de s’allier aux Allemands pour faire avancer leurs propres intérêts sectaires. Pour eux, les intérêts sectaires primaient sur les intérêts nationaux. Autant la conduite de Bihome avait donné la pleine mesure de l’héroïsme, autant la trahison de ces princes et chefs donna la pleine mesure de ce qu’est un collaborateur, un saboteur, voire un traître à sa nation.
Le prince Louis Rwagasore avait été créé dans le moule de Bihome. Rwagasore était l’arrière-petit-fils de Mwezi Gisabo. Il apparut sur la scène politique comme un agitateur clé pour l’indépendance du Burundi.
Comme Bihome, Rwagasore affrontait des princes et des chefs, collaborateurs de la puissance coloniale, prêts à rejeter l’indépendance en échange de postes politiques juteux au sein du gouvernement colonial. Comme Bihome, Rwagasore paya de sa vie sa loyauté inconditionnelle à la cause pour un Burundi digne et indépendant et pour une vision qui était en désaccord avec celles des colonialistes et de leurs collaborateurs nationaux. Il fut tué peu avant la déclaration d’indépendance, le 13 octobre 1961.
De sa mort, il apparait qu’au-delà des sacrifices personnels que l’on est prêt à consentir, la conception que l’on a de son pays, les intérêts que l’on défend et les alliances que l’on noue dans ce combat permanent pour la dignité de son peuple sont des indicateurs essentiels de la sincérité de ce mot dont on use et abuse souvent : Patriotisme.
La vision du Prince pour le Burundi
Si l’on devait résumer la relation que le Prince Rwagasore entretenait avec le peuple qu’il essayait de mobiliser, les mots de Nkwameh Krumah viennent à l’esprit : “Allez vers le peuple, apprenez de lui, servez-le, planifiez avec lui, commencez par ce qu’il sait, et construisez sur ce qu’il a”.
Le Prince avait créé deux coopératives de commerce et de consommation (CCB et CCRU) au profit des producteurs, commerçants et consommateurs burundais. Celles-ci devinrent naturellement des vecteurs de mobilisation des différentes composantes de la société pour s’unir autour de la cause indépendantiste, organiser des actes de désobéissance civile et boycotter l’achat des produits coloniaux. Rwagasore était un brillant organisateur, ce qu’il partageait avec les héros de la lutte nationaliste à travers le continent africain où la cause du Burundi avait pu gagner la sympathie et le soutien transnational et panafricain du Congo de Lumumba et du Tanganyika de Nyerere.
Cette relation privilégiée entre le Prince et son peuple, n’avait fait que renforcer sa conception d’une nation burundaise une et indivisible autour de laquelle tous les Burundais, des princes aux pauvres, de toutes les catégories sociales et professionnelles, construiraient les bases d’une nouvelle société libérée et inclusive.
Le prince Rwagasore partagea ce concept dans une lettre adressée à l’un des agents de la puissance coloniale, un citoyen belge nommé Albert Maus. Mais Maus n’était pas un citoyen ordinaire.
Maus était l’un des nombreux agents de l’administration coloniale orchestrant les troubles politiques et ethniques qui secouaient déjà les élites durant la période précédant l’indépendance, tant au Burundi qu’au Rwanda – alors administré par la Belgique comme une seule entité connue sous le nom du Rwanda-Urundi. Albert Maus était également le créateur du parti politique Aprosoma au Rwanda, un mouvement dont le leader avait publié les dix commandements Hutu et qui était à l’avant-garde de la propagation de l’idéologie du Hutu Power. Les membres d’Aprosoma et du Parmehutu qui prônaient le report de l’indépendance du Rwanda venaient de renverser la monarchie rwandaise et avaient perpétré les premiers massacres visant les Tutsi dans la région des Grands Lacs en 1959.
Le prince Rwagasore travaillait jour et nuit pour empêcher Albert Maus d’exporter son sinistre projet au Burundi. Dans la lettre mentionnée ci-dessus, Rwagasore s’insurgea contre le récit ethnocentrique de Maus sur les problèmes du Burundi, problèmes qu’il résumait en un argument central : “le problème burundais n’était pas un problème ethnique opposant les Hutu aux Tutsi, mais un problème de justice sociale où les préoccupations des citoyens ordinaires, quelles que soient leurs origines, nobles ou modestes, devaient être la priorité de l’action et du discours politiques”. Rwagasore profita également de l’occasion pour rappeler que si de telles tensions ethniques existaient dans la société burundaise à l’époque, c’était en grande partie une conséquence des politiques discriminatoires imposées par l’administration coloniale pendant cinquante ans, au cours desquelles les meilleures écoles et les postes politiques les plus élevés étaient réservés à la soi-disant élite tutsie. Comment alors, poursuivait-il, un agent de cette même administration essayait-il sournoisement de diviser la population en utilisant cette élite nouvellement et artificiellement créée comme boucs émissaires juste parce qu’une grande partie de la société demandait l’indépendance ?
Tout comme son arrière-grand-père, Mwezi Gisabo, qui s’était battu pour empêcher la colonisation, le prince Rwagasore entendait mener les Burundais à l’indépendance. Il avait d’ailleurs donné aux militants de son parti le nom d’Abadasigana, qui était aussi le nom des combattants héroïques de son arrière-grand-père. Abadasigana était donc un symbole de résistance. C’est aussi le concept autour duquel s’était construit le mouvement indépendantiste à la recherche d’une nation une et indivisible. Cependant, tout comme les saboteurs avaient trahit son grand-père en se rangeant du côté des forces d’occupation allemandes, les collaborateurs au sein des cercles de l’élite burundaise choisirent de se ranger du côté de l’administration coloniale belge. Ce qui se passa au Burundi par la suite est en grande partie la conséquence de ce sabotage historique.
Les saboteurs au travail
“Je vous demande de me juger par les ennemis que je me suis faits”, disait Franklin Delano Roosevelt. On pourrait également affirmer que les amis que nous nous faisons sont des indicateurs essentiels des intérêts qui nous sont chers. Ils sont aussi des outils de mesure du jugement que l’on doit porter sur le caractère d’une personne. Le prince Rwagasore était le héros de son peuple, l’ami de grandes figures de la lutte pour l’indépendance du continent comme Nyerere et Lumumba, et l’ennemi de l’administration coloniale. On pouvait difficilement douter des motivations de Rwagasore, de sa détermination malgré les menaces qui pesaient sur sa vie, de sa sincérité et du bien-fondé de la cause qu’il défendait.
Face au prince se dressaient deux mouvements qui soutenaient l’idée d’une indépendance indéfiniment retardée. L’un défendait une cause ethnique au détriment d’un projet nationaliste, l’autre était composé de descendants de princes détrônés. Cependant, tous deux étaient soutenus par l’administration coloniale et s’intéressaient peu aux préoccupations des citoyens ordinaires ; ils étaient indéniablement avides de pouvoir. Les saboteurs réussirent à saper la lutte pour l’indépendance en se rendant complices de l’assassinat du prince Rwagasore sur ordre des maîtres coloniaux qui exerçaient encore un contrôle écrasant sur leurs pensées et leurs pratiques.
Si l’assassinat de Rwagasore n’a pas empêché le Burundi d’accéder à l’indépendance, il a signalé la mort lente mais certaine du projet national et la fin ultime du concept de nation « une et indivisible ». Telle est la signification du Prince Rwagasore dans la politique contemporaine du Burundi.
D’une certaine manière, tout comme la trahison de certaines élites avait forcé le Roi Mwezi Gisabo à se soumettre à l’occupation allemande et permis la réussite du projet colonial, la trahison et l’assassinat du prince Rwagasore inaugurèrent la réussite du projet néocolonialiste. De manière cruciale, un Burundi divisé devint plus tard une proie facile pour ceux qui souhaitaient maintenir leurs sphères d’influence dans les anciennes colonies et leurs ambitions impérialistes de contrôle des gouvernements africains. Depuis la disparition de Rwagasore, les ambitions nationalistes ont été remplacées par des discours fondés sur l’ethnie et des politiques discriminatoires, laissant les Barundi, en tant que collectivité, sans défense.
Qui ravivera la vision de Rwagasore ?
La tragédie dans la plupart des pays africains est que les voix les plus fortes s’opposant à ces saboteurs sont des pseudo-intellectuels par prédisposition ; ils cherchent l’inspiration intellectuelle dans la même métropole où les saboteurs reçoivent leurs ordres.
Au Burundi, les leaders dont les discours haineux incitent à la violence ethnique et politique s’opposent aux promoteurs d’un Burundi à deux nations auxquelles il faudrait attribuer des quotas ethniques, comme le prescrivent les accords d’Arusha. Les premiers perpétuent l’héritage du colonialisme qui souscrit aux schémas de pensée et de pratique du “diviser pour régner”. Les seconds cherchent à instituer et à figer ces subdivisions en identités rigides en donnant aux représentants de ces entités artificielles la prérogative de défendre les intérêts de leurs “groupes” respectifs. En outre, seule une poignée d’individus dans les deux factions belligérantes se préoccupent d’ancrer leur agitation autour des aspirations des citoyens ordinaires.
Le peuple, captif de cette politique mesquine, n’a d’autre choix que d’assister à un spectacle pathétique où les adversaires se disputent l’attention, les faveurs et les diktats des anciennes puissances coloniales.
Dans la crise actuelle, face à un gouvernement qui a largement tourné le dos à son peuple et s’était isolé au niveau régional, la seule alternative est une opposition qui s’adresse aux capitales occidentales et qui peine à se faire entendre dans la région et à l’intérieur du pays.
Si le colonisateur a trouvé des saboteurs pour perpétuer son héritage, la question de savoir qui ravivera la vision du Prince Rwagasore suscite les interrogations suivantes : Que faisons-nous des sages conseils de Nkrumah qui nous demande de toujours écouter le peuple et d’organiser la lutte autour de lui et avec lui ? Qui sont nos alliés dans cette lutte ? Quelle est notre conception d’une société burundaise inclusive et comment élaborer une vision qui s’attaque à ses problèmes structurels ? Et finalement, quels intérêts défendons-nous ?
Les réponses à ces questions permettront sans doute aux Burundais d’y voir plus clair et de juger de la sincérité des différentes factions qui existent actuellement dans notre société et d’évaluer les mérites de chaque cause. Une évaluation honnête, si elle est encore possible, permettra, espérons-le, de révéler parmi les acteurs actuels ne serait-ce que le fantôme du Prince afin que les Burundais ne soient pas trompés par les répliques des traîtres qu’il a consacré sa vie à combattre.