En cette période de commémoration, il est utile de revenir sur certains récits concernant la République démocratique du Congo (RDC) qui ont contribué à : 1) minimiser et justifier implicitement le génocide de 1994 contre les Tutsi au Rwanda, 2) rendre une situation complexe plus incomprise, et 3) justifier les discours de haine, les meurtres et la persécution des Tutsi congolais. Si le monde prend au sérieux le principe du “plus jamais ça”, ces récits doivent être identifiés et neutralisés.
Le premier récit est que l’Armée patriotique rwandaise (APR) est responsable des conflits en RDC qui auraient fait entre 5 et 10 millions de morts. Cette affirmation est une tentative de minimiser et de justifier tacitement les crimes commis par le gouvernement génocidaire qui a perpétré le génocide contre les Tutsi au Rwanda. Les implications de ces affirmations sont évidentes et d’une grande portée. Premièrement, elles sapent les efforts visant à éradiquer les vestiges de ces forces génocidaires. Deuxièmement, convaincre les observateurs non informés qu’il y a eu un deuxième génocide perpétré par les forces de l’APR contre les Hutu congolais et rwandais. Troisièmement, l’APR était pire que les forces génocidaires qu’elle a vaincues et poursuivies en RDC (alors Zaïre). Ce récit à l’envers offre une rédemption aux génocidaires et justifie leurs appels à les aider à obtenir un changement de régime au Rwanda, sans tenir compte de leur objectif clairement énoncé : exterminer les derniers Tutsi.
Je ne sais pas si les gens s’intéresseront un jour à l’origine de ces chiffres. Ils sont tirés d’un rapport de l’International Rescue Committee (IRC) intitulé “Mortality in the Democratic Republic of Congo : An ongoing crisis “. L’IRC est parvenu à ces chiffres en utilisant “une technique d’échantillonnage en grappes à trois niveaux [où il a enquêté] auprès de 14 000 ménages dans 35 zones sanitaires à travers les 11 provinces de la RDC”, pour conclure qu’il y avait “2,2 décès pour 1 000 habitants par mois en RDC”. On estime que ce taux est “57 % plus élevé que le taux moyen de l’Afrique subsaharienne”. Les auteurs du rapport ont donc conclu que 5,4 millions de décès en excès étaient survenus entre 1998 et 2007. Cette méthodologie et donc la conclusion qui en découle ont été jugées douteuses, car même “dans les régions du pays où il n’y a pas eu de conflit, les niveaux de mortalité ont soit légèrement augmenté, soit sont restés à peu près les mêmes“.
Comble de l’ironie, même le tristement célèbre rapport Mapping de l’ONU conteste cette estimation, déclarant dans sa note de bas de page 86 que “la méthodologie utilisée par l’IRC pour déterminer le nombre de morts indirectes est basée sur des études épidémiologiques et des estimations de croissance de la population qui ont été contestées”. Cependant, ceux qui s’emploient à vilipender le gouvernement actuel du Rwanda continuent d’utiliser ce résultat produit par une méthodologie fallacieuse. Il est encore plus troublant que, dans ces récits, la totalité de ces décès soit attribuée à l’APR alors que, à différents moments, sept pays ont été impliqués dans les deux guerres au Congo, sans compter une multitude de milices armées, en particulier les forces génocidaires vaincues.
En effet, la RDC a perdu des millions de personnes à un moment ou à un autre, et ce sous les ordres de Léopold II de Belgique. Oui, des milliers de Congolais innocents ont été tués par plus de 130 milices étrangères et locales et par les forces gouvernementales. Selon le Uppsala Conflict Data Program, le nombre total de décès résultant de la violence armée entre 1989 et 2021 en RDC est de 122 989, dont la violence étatique a causé environ 31 046 décès, tandis que la violence non influencée par l’État a été responsable de 17 516 décès. En outre, la violence unilatérale (c’est-à-dire l’utilisation délibérée de la force armée par le gouvernement d’un État ou par un groupe formellement organisé contre des civils) a coûté la vie à environ 74 427 personnes. Pour être honnête, les chiffres ne donnent pas une image complète de la situation, car ces décès n’auraient pas dû se produire en premier lieu, et que même un seul décès est déjà de trop. Mais dans une situation instable, où la vérité est une denrée rare, ceux qui se sentent concernés devraient s’efforcer de faire en sorte que la vérité l’emporte sur la désinformation.
Une autre affirmation controversée est que l’intérêt du Rwanda pour l’Est de la RDC est de piller les minerais du Congo. Si l’on veut s’opposer à cet argument en demandant quelles sont les entreprises impliquées dans l’exploitation des minerais du Congo, la réponse est soit vague, soit, dans le meilleur des cas, la liste comprendra de grandes firmes non africaines. Cela me laisse souvent perplexe : comment le Rwanda peut-il envoyer une armée pour piller les ressources de la RDC et les céder ensuite à des entreprises américaines, européennes et chinoises ? Certes, le Rwanda est bien connu pour son efficacité et sa meilleure gestion des ressources, et si cette affirmation était vraie, il serait intéressant que quelqu’un en fasse une analyse des coûts, en montrant comment les bénéfices de tels accords dépassent le coût de la guerre. La vérité est que le Rwanda est l’une des portes d’entrée de l’est de la RDC vers l’Afrique de l’Est et au-delà, par l’intermédiaire de l’océan Indien. Plusieurs voies de frêt passent par le Rwanda pour acheminer des marchandises de Dar es Salaam ou Mombasa à Bukavu ou Goma, et je ne trouverais pas étrange que les négociants en minerais et les contrebandiers de l’est de la RDC utilisent le Rwanda comme voie de transit. Même dans ce cas, l’efficacité de la gouvernance du Rwanda est utilisée contre les dirigeants du pays. L’idée avancée est que le Rwanda est un pays si bien géré que les contrebandiers ne peuvent jamais y opérer sans la complicité de l’État, ce qui n’a évidemment aucun sens, à moins que le Rwanda ne soit le seul pays au monde à avoir atteint un tel niveau de contrôle étatique.
Cela s’ajoute à des conspirations telles que l’affirmation selon laquelle le Rwanda a des intérêts territoriaux en RDC, connue sous le nom de “balkanisation”. On prétend également que le Rwanda est intéressé par la création de la République du Kivu ou du Volcan, et que ses alliés dans cette mission sont les Tutsi congolais. Ces conspirations ont poussé les politiciens populistes à inciter d’autres communautés congolaises à s’en prendre aux communautés tutsi de la RDC, et plusieurs d’entre elles ont été tuées, leurs biens détruits, en particulier leurs vaches, tant au Kivu qu’en Ituri. Ce procédé a également poussé les acteurs internationaux à blâmer facilement le Rwanda pour leurs échecs. Encore une fois, il s’agit d’un raisonnement à l’envers avec lequel nous vivons malheureusement depuis des années.
Pour rappeler au lecteur la genèse de l’intérêt du Rwanda pour la RDC, je dois remonter à la fin du génocide de 1994 contre les Tutsi, et vous renvoyer à un rapport de mai 1995 intitulé “Rearming with Impunity : International Support for the Perpetrators of the Rwandan Genocide” et de citer le premier paragraphe de ce rapport :
“Après un an d’exil, les auteurs du génocide rwandais (sic) ont reconstruit leur infrastructure militaire, en grande partie au Zaïre (l’actuelle RDC), et se réarment en vue d’un retour violent au Rwanda. Menant une campagne de terreur et de déstabilisation contre le nouveau gouvernement de Kigali, ils ont juré, selon les termes d’un responsable de l’ancien gouvernement rwandais, le colonel Theoneste Bagasora, de “mener une guerre qui sera longue et pleine de morts jusqu’à ce que la minorité tutsi soit finie et ait complètement quitté le pays”.
C’est cette idéologie génocidaire qui a dérangé le Rwanda à l’époque et qui reste une menace aujourd’hui. Les FDLR (Forces Démocratiques de Libération du Rwanda) actuelles sont issues de l’ALiR (Armée pour la Libération du Rwanda), créée dans ces camps de réfugiés avec l’intention de retourner au Rwanda et de poursuivre le génocide contre les Tutsi là où ils l’avaient laissé en 1994. C’est en partie pour cette raison que la force de l’ONU a été envoyée en RDC pour combattre cette milice, mais depuis 1999, elle a seulement réussi à changer son nom de MONUC, Mission de l’Organisation des Nations Unies en République démocratique du Congo, en MONUSCO, Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo, mais ses résultats restent les mêmes : médiocres. Dans certaines situations, il a été allégué que la MONUC/MONUSCO a combattu aux côtés des FDLR contre le M23, Mouvement du 23 mars, un groupe qui prétend lutter pour la protection des communautés tutsi congolaises.
Toute la confusion décrite ci-dessus a permis au gouvernement de la RDC de continuer à désigner des boucs émissaires et à agir comme un enfant gâté, au lieu de contribuer aux efforts régionaux visant à résoudre ses problèmes. Kinshasa continue de chanter “Rwanda ceci”, “Rwanda cela”, et le reste du “monde” semble trouver facile de rester silencieux ou de blâmer le Rwanda. Cependant, ce dont nous ne devrions jamais perdre de vue, c’est le fait que quiconque sape les efforts visant à vaincre les vestiges des forces génocidaires promeut l’idéologie du génocide, directement ou indirectement, sciemment ou non, et la liste de cette catégorie d’acteurs s’allonge de plus en plus. C’est une réalité qu’il faut rappeler à tout le monde, car c’est cette même confusion qui a permis au génocide contre les Tutsi de se produire. Lorsque la poussière est retombée, il était trop tard pour l’arrêter.