Beaucoup de gens en Afrique ne comprennent pas, et acceptent encore moins, qu’en 2023 les finances de l’Union africaine soient encore si fortement dépendantes de financements externes à l’union. Il ne devrait pas en être ainsi. Car l’Afrique a les capacités de financer l’Union africaine et ses activités. Ce n’est pas l’absence d’options viables sur la manière de le faire qui est en cause, mais plutôt la léthargie, l’inertie et l’absence d’un sentiment d’urgence.
Le changement de l’OUA en UA en 2002 a constitué une étape majeure. Les objectifs d’une Afrique intégrée, prospère et pacifique, dirigée par ses propres citoyens et représentant un acteur dynamique sur la scène internationale, ont été considérés comme des ambitions louables. En visant à promouvoir l’unité et la solidarité des États africains, en défendant leur souveraineté et leur intégrité territoriale et en promouvant l’intégration sociale et économique, l’UA reflétait alors les véritables ambitions du continent.
Il est toutefois important de noter à ce stade qu’en dépit de cette mutation, l’UA reste fondamentalement une organisation intergouvernementale et non un organe fondé sur l’éligibilité des membres, avec des critères d’adhésion et des obligations clairement définis.
Lors de la création de l’UA, les cinq premières économies d’Afrique (Libye, Nigeria, Égypte, Afrique du Sud et Algérie), dans un acte de solidarité, ont volontairement choisi de payer une grande partie du budget, soit un peu plus de 50 % de celui-ci. Ce niveau élevé de dépendance à l’égard de quelques pays du continent a d’abord bien fonctionné, jusqu’à ce que certains pays (comme la Libye) ne soient plus en mesure de le faire à la suite des événements survenus en Afrique du Nord en 2010. Il est alors devenu évident qu’une dépendance excessive à l’égard de quelques pays d’Afrique comportait ses propres risques et qu’une solution s’imposait.
Un autre problème s’est rapidement posé : le financement des activités liées à la paix et à la sécurité, telles que les missions de stabilisation. Il convient de rappeler que, jusqu’à présent, ces activités étaient généralement considérées comme relevant de la responsabilité des Nations Unies. L’Union africaine n’a jamais été conçue pour (ou n’est pas supposée avoir le mandat de) mener de telles missions (qui sont) généralement autorisées et mandatées par le Conseil de sécurité des Nations unies et financées par les Nations unies.
Il est rapidement apparu qu’il y avait une grave inadéquation entre le mandat de l’UA et ses moyens. Il est également clairement apparu que pour que l’UA puisse réaliser ce mandat étendu à un nouveau domaine tel que la paix et la sécurité, qui est généralement très coûteux, il faudrait une nouvelle forme de financement qui soit durable, non volatile et qui ne dépende pas de quelques pays, qu’il s’agisse d’États membres de l’UA ou du monde extérieur. Et pourtant, c’est précisément ce niveau de dépendance, de volatilité et de manque de durabilité qui s’est accru au fil du temps.
Cette situation a deux conséquences graves. La première est d’ordre programmatique : capacité à poursuivre les objectifs de l’UA ; la seconde est d’ordre géopolitique. En d’autres termes, la dépendance excessive compromet les intérêts de l’Afrique.
Le paradoxe, cependant, est que l’Afrique peut en fait se permettre de s’autofinancer sans faire peser un fardeau excessif sur un seul pays. Il est souvent difficile de convaincre les gens que l’autofinancement est possible pour un organisme dont le siège et les autres installations ont été construits par des pays amis, en particulier la Chine (et plus tard l’Allemagne). Il convient de rappeler que le siège de la Commission de l’UA et les installations de l’Africa CDC ont été financés et construits par la Chine. Dans le même esprit, la construction du bâtiment Julius Nyerere, qui abrite le département des affaires politiques, de la paix et de la sécurité, a été financée par l’Allemagne.
Cela ne veut pas dire que la coopération avec des pays amis, lorsque les intérêts sont clairs, est nécessairement une mauvaise chose. Il s’agit seulement de dire qu’une dépendance excessive pourrait conduire et conduit effectivement à une grave confusion des intérêts.
Mais de combien l’UA a-t-elle besoin pour ses activités ? Si l’on exclut les coûts des missions de maintien de la paix ou de stabilisation, le budget actuel de l’UA est d’environ 655 millions d’USD, dont 163 millions d’USD pour l’administration, 293 millions d’USD pour les programmes et 253 millions d’USD pour les activités liées à la paix et à la sécurité (à l’exclusion des missions de maintien de la paix).
À vrai dire, au regard des budgets des organisations internationales, il s’agit de sommes assez modestes. Toutefois, si le maintien de la paix et la stabilisation sont inclus, les sommes requises sont assez importantes. Pour donner une idée, si l’UA devait déployer une mission multidimensionnelle de paix et de stabilisation de taille moyenne dans un pays donné, le coût annuel minimum absorberait l’ensemble d de son budget. Cela s’est d’ailleurs déjà produit par le passé, notamment lorsque l’UA a dû déployer une mission au Mali qui a consommé l’ensemble des réserves de l’organisation. C’est la raison pour laquelle les missions qui sont uniquement mandatées et autorisées par l’UA dépendent encore très fortement des donateurs, à l’instar de l’ancienne AMISOM en Somalie, qui dépendait presque entièrement de l’Union européenne.
La conclusion simple est donc que l’organisation manque de ressources pour ses activités de base et n’est pas équipée pour gérer les missions de maintien de la paix et de stabilisation. Les questions clés pour l’UA sont les suivantes :
1) Comment combler l’écart entre les mandats et les ressources et faire en sorte que les pays remplissent leurs obligations, et que faire s’ils ne le font pas ?
2) Comment s’assurer qu’en ce qui concerne les missions de paix et de stabilisation, sur des questions considérées comme une menace pour la paix et la sécurité internationales, l’UA obtienne un financement de la part des Nations unies ?
3) Comment garantir une bonne gouvernance financière, la responsabilité, l’optimisation des ressources et la transparence globale des activités des organes de l’UA, notamment en ce qui concerne la sélection de leurs dirigeants et de leur personnel ?
4) Enfin, comment renforcer la pertinence de l’UA pour les citoyens africains ordinaires et démontrer la pertinence de ses activités pour la population ?
Il s’agit de questions bien connues. C’est pourquoi, lors du sommet de l’UA de 2016, les dirigeants de l’UA ont estimé que ces questions étaient suffisamment urgentes (pour eux) pour demander au président rwandais Paul Kagame de diriger le processus de réforme, au premier rang duquel figuraient l’indépendance financière, une meilleure gouvernance, la pertinence et la possibilité de se faire entendre sur la scène internationale.
C’est dans ce contexte qu’une proposition financière visant à générer environ 1,2 milliard de dollars par an a été mise sur la table et a été adoptée à l’unanimité. Il n’est pas nécessaire à ce stade d’entrer dans les détails de la proposition. Il suffit de dire qu’elle est basée sur une évaluation rigoureuse des besoins de l’UA, de la manière dont les organisations similaires à travers le monde se financent elles-mêmes et de la manière dont le coût pourrait être équitablement réparti entre les pays africains.
Bien que cette proposition ait été largement débattue et approuvée à l’unanimité, à l’heure où nous écrivons ces lignes, seuls 17 pays la mettent en œuvre sans rencontrer de difficultés particulières.
C’est là que réside souvent le problème de l’UA. La crise de la mise en œuvre. Depuis sa création, l’UA a souvent pris des décisions qu’elle n’a pas réussi à réaliser et, comme l’organisation est un organe volontaire et non un organe d’éligibilité, l’absence de mise en œuvre n’entraîne aucune contrainte.
En théorie, l’UA dispose d’un régime de sanctions censées être appliquées aux pays qui ne remplissent pas leurs obligations financières. Mais ce régime n’a pas été très efficace. Les mesures d’incitation et de persuasion au respect des obligations ne sont pas harmonisées. Par conséquent, certains pays appliquent les décisions, d’autres ne le font qu’en partie, et d’autres encore ne le font pas du tout. Comme nous l’avons déjà souligné, il ne s’agit pas d’un problème technique, financier ou juridique. Il s’agit d’une question de volonté politique.
Ceux qui ne remplissent pas leurs obligations disent souvent que l’UA est une organisation très éloignée des préoccupations ordinaires des citoyens. En d’autres termes, il s’agit d’un problème de pertinence. Ils invoquent aussi parfois la nécessité d’une plus grande transparence et d’une plus grande responsabilité. Souvent, il a également été dit que l’UA est devenue une énorme bureaucratie avec trop d’organes qui dépassent les capacités des membres. L’ironie de la chose, c’est que l’UA s’est développée de la sorte précisément parce que les pays membres ne cessent d’élargir ses attributions et de lui confier de nouvelles responsabilités.
Toutes ces raisons sont compréhensibles. C’était d’ailleurs tout le sens et l’esprit des réformes menées par le président Kagame, qui comprenaient des “règles d’or” financières, une plus grande transparence au sein de l’organisation et une plus grande pertinence pour les citoyens ordinaires. Toutes ces réformes sont en cours. Certaines sont achevées, d’autres sont en cours de réalisation. Certaines sont un peu plus complexes, mais restent incontournables. Aucune d’entre elles ne pourra être réalisée tant que les pays membres n’assumeront pas pleinement leurs responsabilités.
Un autre argument souvent avancé, qui a beaucoup de poids, est celui de la division du travail entre les organes de l’UA et les communautés économiques régionales (CER). Il s’agit là d’un point essentiel. Il est important que l’UA et les CER démontrent et mettent en œuvre les deux principes clés de l’avantage comparatif et de la subsidiarité. En d’autres termes, les activités qui peuvent être accomplies à des niveaux inférieurs ou dans le cadre des compétences des CER ne doivent pas être dupliquées à des niveaux supérieurs. La duplication est non seulement coûteuse mais aussi inefficace.
Les questions exposées ci-dessus ont toutes été abordées dans le cadre du processus de réforme. Mais il est important de passer à la vitesse supérieure et de faire un pas en avant dans la concrétisation. Les membres de l’UA doivent faire une lecture correcte de la situation géopolitique actuelle et peser le risque posé par une dépendance extérieure excessive et le risque de perte de crédibilité lié à l’incapacité de mettre en œuvre ses propres décisions.
L’argument stratégique déployé ici est simple. Tant que l’Afrique continuera de dépendre de l’aide extérieure, que ce soit en matière de paix et de sécurité, de gestion des pandémies ou de sécurité alimentaire, ces risques géopolitiques s’aggraveront, au lieu de diminuer. Bien sûr, nous sommes pleinement conscients qu’il y a des questions internationales, tels que le financement du climat ou les menaces à la paix mondiale, qui ne peuvent pas être la responsabilité de l’Afrique seule, puisqu’ils nécessitent une responsabilité collective.
Les membres de l’UA doivent comprendre que nous entrons dans une ère où les pays du Nord se concentrent sur leurs propres priorités, telles que la sécurité énergétique, les dépenses de défense et toute une série de questions sociales. Cela signifie que l’attention qu’ils portent à ce que l’on appelle techniquement la coopération internationale au développement est à son niveau le plus bas depuis la Seconde Guerre mondiale. En d’autres mots, le multilatéralisme est à son plus bas niveau au moment où il est le plus crucial.
Pour que l’UA et ses membres puissent projeter les intérêts de l’Afrique au niveau international, le moins que l’Afrique puisse faire est de financer son organisation. C’est possible, c’est faisable et c’est essentiel. Toute autre politique n’est pas viable. C’est, plutôt, un échappatoire qui masque l’absence de politique.
Donald Kaberuka est un ancien président de la Banque Africaine de Développement (2005-2015) et l’actuel Haut Représentant de l’Union Africaine chargé du financement de l’Union et du Fonds pour la paix.