Aujourd’hui, les Nigérians se rendent aux urnes pour élire leur prochain président, le deuxième et dernier mandat du président sortant Muhammadu Buhari arrivant à son terme en mai 2023. Compte tenu des différents défis auxquels le pays est confronté allant d’une économie en difficulté à une crise sécuritaire complexe ayant fait des milliers de victimes ces dernières années, l’élection est assortie d’enjeux majeurs. Et au vu du déroulement des campagnes politiques précédentes, de nombreux indicateurs laissent présager une présidence de Peter Obi, le candidat du Parti travailliste qui devançe les autres candidats dans divers sondages.
Avant de se pencher sur les raisons de cette évolution, il convient de faire le point sur les défis auxquels le Nigeria est confronté. Les huit dernières années de l’administration de Muhammadu Buhari, dirigée par le All Progressives Congress (APC), ont vu les indices de développement décliner sur plusieurs fronts, notamment la pauvreté, le chômage et l’éducation. Selon Statista, le Nigeria connaît actuellement un taux de chômage de 33 % (du jamais vu depuis de nombreuses années), en plus d’une économie en difficulté et d’une violence armée qui a fait des milliers de victimes dans diverses régions du pays au cours des derniers mois. Le président sortant Muhammadu Buhari avait accédé au pouvoir en 2015 en promettant de relever les nombreux défis du pays (en particulier la corruption et la sécurité), mais compte tenu des difficultés économiques croissantes, de la corruption endémique et des problèmes de sécurité sans précédent dans le pays, il est clair qu’il n’a pas répondu aux attentes des Nigérians.
Face à ces défis, de nombreux Nigérians, en particulier les jeunes, qui représentent 40% des électeurs inscrits, ont quitté le pays ou envisagent de partir pour l’étranger, à la recherche d’une vie meilleure, ce qui entraîne une fuite d’intellectuels de divers secteurs clés. Pour beaucoup de personnes n’ayant pas encore franchi le pas, l’élection présidentielle de cette année joue un rôle crucial dans leur décision.
C’est dans ce contexte que M. Obi, initialement considéré comme un outsider par rapport aux deux autres favoris (Bola Ahmed Tinubu, de l’APC, le parti au pouvoir, et Atiku Abubakar, du PDP, le principal parti d’opposition), émerge comme un candidat sérieux, bénéficiant d’un soutien sans cesse croissant de la part des jeunes Nigérians adeptes des réseaux sociaux.
Un pays à la recherche d’un messie
Le Nigeria est un pays divisé le long des lignes ethniques et religieuses, et les agitations séparatistes se multiplient dans la région du sud-est où les Igbos, troisième groupe ethnique du Nigeria, demandent la sécession. Et par coïncidence, c’est également de cette région que vient le candidat du Parti travailliste (LP), M. Obi.
L’alignement des chrétiens derrière Obi, un catholique, n’est pas non plus surprenant. Dans un pays qui compte la plus grande population chrétienne d’Afrique (environ 80 millions), les dirigeants chrétiens l’ont positionné comme le seul candidat capable de mettre un terme aux incessantes tueries perpétrées par Boko Haram et les bergers, en particulier dans la région du nord.
L’ethnicité et la religion ne sont cependant que deux des aspects notables de la campagne présidentielle d’Obi. À 61 ans, il est le plus jeune des candidats et bénéficie d’un large soutien parmi les jeunes, contrairement aux deux autres candidats principaux qui ont joué des rôles clés dans les couloirs du pouvoir au Nigeria au fil des ans. En outre, pour la première fois dans l’histoire du Nigeria, un candidat tiers est en lice pour la présidence. Des sondages récents, dont le dernier de Stears Business, une société de données et de renseignements, prédisent la victoire d’Obi dans un scénario de forte participation.
Le vote des jeunes jouera un rôle crucial lors de ces élections. L‘idée d‘une “présidence Obi” a engendré une mobilisation et des campagnes sans précédent sur les réseaux sociaux dans un pays où un bon nombre d’électeurs inscrits voteront pour la toute première fois à une élection présidentielle nigériane. Au-delà de leur premier vote, les jeunes semblent plus déterminés à mettre de côté les considérations ethniques et religieuses et à voter pour celui qui, selon eux, relèvera les défis du Nigeria. M. Obi, du LP, semble être le favori, car son caractère atypique lui a valu une réputation parmi ceux qui souhaitent une nation progressiste.
En outre, son slogan “Go and verify”, un appel constant à vérifier les faits concernant ses réalisations en tant que gouverneur et entrepreneur, a atteint son objectif initial, puisque sa base de soutien continue de croître, en particulier parmi les jeunes qui se fient aux données et qui représentent, avec 40 % de la population votante, le groupe démographique le plus important.
Plus intéressant encore, la popularité de M. Obi à Lagos, un bastion clé de M. Tinubu et où se trouvent au moins 8 % du total des électeurs nigérians, a renforcé les espoirs de victoire parmi ses partisans, tout en déstabilisant les camps du parti au pouvoir et du principal parti d’opposition.
Ce qui est encore plus important, c’est que sa candidature a fait en sorte que les campagnes soient davantage axées sur les problèmes que sur les habituelles “infrastructures stomacales” et la pornographie de la pauvreté que les politiciens utilisent pour attirer les électeurs dans un pays où le taux de pauvreté est de 63 % et le taux de chômage de 33 %. On peut dire que pour la première fois depuis que le Nigeria est devenu un système de multipartisme, nous assistons à une campagne où l’intégrité et le portefeuille du candidat dans l’espace politique sont plus importants que l’idéologie du parti. C’est une bouffée d’air frais bien nécessaire dans un pays où les électeurs alternent entre les deux grands partis qui sont gangrenés par la corruption.
Il convient de noter que le manque d’expérience d’Obi en politique au niveau national constitue également sa force. Obi a acquis sa seule expérience politique majeure en tant que gouverneur de l’État d’Anambra, un poste qu’il a quitté en 2014. Cependant, son influence continue de grandir à travers le Nigeria depuis sa candidature à la vice-présidence pour le principal parti d’opposition en 2019. Il se targue d’être prudent et de gérer efficacement les ressources de l’État, et aurait laissé plus de 156 millions de dollars d’obligations et plus de 75 milliards de nairas en espèces et en investissements après son mandat de gouverneur, un exploit sans précédent dans l’histoire politique du Nigeria. Dans le cadre de sa campagne, M. Obi promet d’augmenter la production nationale afin de stimuler le développement du capital humain et de débarrasser le pays de la corruption endémique. Il a fait part de son désir de bouleverser le paysage politique nigérian et a dénoncé la campagne de Tinubu, du parti au pouvoir, qui promet la continuité, et celle d’Abubakar, de la principale opposition, qui cherche à “sauver” le pays du parti au pouvoir et à le remettre entre les mains du PDP.
Tinubu, du parti au pouvoir, reste, et ceci malgré la base de soutien en pleine expansion d’Obi, une force avec laquelle il faut compter. Une étude de Verisk Maplecroft a récemment affirmé que Tinubu avait les meilleures chances de remporter l’élection en raison de ses alliances politiques. Largement connu comme le “parrain” de Lagos, le centre économique du Nigeria et la plus grande ville dont le développement lui est attribué par ses partisans, M. Tinubu est un dirigeant fondateur du parti au pouvoir et a joué un rôle clé dans l’émergence du président Buhari. Il fait toutefois l’objet d’allégations de trafic de drogue et de blanchiment d’argent, qu’il a démenties. Le fait qu’il ait choisi un musulman comme colistier – fait rare dans les élections nigérianes – a provoqué la colère de la région sud du pays, dominée par les chrétiens. Mais même les membres de son parti soutiennent qu’une telle décision pourrait être son plus grand pari pour gagner les votes dans le nord, qui compte un plus grand nombre d’électeurs que le sud.
Quant à Atiku Abubakar, perdant à l’élection présidentielle de 2019 face à Buhari (alors qu’il se présentait sous l’étiquette du PDP avec Obi comme colistier), son bloc de voix, en particulier dans les régions du sud du Nigeria, est désormais remis en question par le soutien croissant au candidat du LP. Néanmoins, le fait qu’il disposerait toujours d’un noyau de soutien dans le nord-est, d’où il est originaire, emmène certains à prédire sa victoire. Il existe toutefois un talon d’Achille dans la quête d’Abubakar pour la présidence : ce que de nombreux Nigérians appellent l'”AtikuGate“. L’un des anciens assistants d’Abubakar, Mike Achimugu, l’a accusé de fraude, notamment d’avoir utilisé des comptes illégaux pour blanchir des fonds publics.
Alors que Tinubu et Abubakar continuent de s’accuser mutuellement sur fond d’allégations de corruption, Obi est salué pour le contraire : sa prudence en tant que gouverneur, qui lui a permis de réaliser des économies pour le compte de l’État d’Anambra lorsqu’il a quitté ses fonctions.
Et comme une lueur d’espoir pour les personnes déplacées et les classes défavorisées, les réunions publiques non planifiées d’Obi ont souvent lieu en dehors des centres-villes, sur les marchés, dans les camps de personnes déplacées et dans d’autres endroits éloignés. Ce choix témoigne de sa stratégie de campagne dans le pays. En choisissant de se rendre dans des endroits souvent ignorés par les autres candidats, Obi a acquis une valeur sentimentale auprès des masses. Cela pourrait être la clé qui lui ouvrirait la porte du bureau présidentiel.