Depuis la reprise des hostilités armées entre le gouvernement de la République démocratique du Congo (RDC) et le M23 fin 2021, les experts des Nations Unies et le personnel des missions de maintien de la paix, qui opèrent dans le pays depuis plus de deux décennies, se sont empressés d’imputer l’échec de leur mission à des facteurs apparemment indépendants de leur volonté. Le rapport de juin 2023 du Groupe d’experts sur la RDC s’inscrit dans cette logique de rejeter la responsabilité de cet échec sur tout le monde, sans tenir compte de leur propre contribution à la violence récurrente, c’est-à-dire leur incapacité à identifier et à traiter les causes profondes du conflit. Plus spécifiquement, certaines allégations, analyses et conclusions du rapport mettent en évidence les préjugés des experts à l’égard du Rwanda et du M23. Ces allégations contribuent également à expliquer pourquoi, après 70 opérations de maintien de la paix de l’ONU depuis 1948 en RDC, il n’y a toujours pas de solution durable à certains des aspects pourtant les moins compliqués des crises incessantes du Congo.
Une lecture à l’envers de la crise congolaise
Un aspect récurrent et problématique du rapport du groupe d’experts de l’ONU est qu’il présente une vision inversée des causes et des effets de la crise – que ce soit entre le Rwanda et la RDC d’une part, ou entre le gouvernement de la RDC et le M23 d’autre part.
Par exemple, les experts de l’ONU écrivent que “les tensions [entre le Rwanda et la RDC] ont été exacerbées lorsque, le 24 janvier 2023, l’armée rwandaise a tiré sur un avion de chasse Sukhoi (SU-25) appartenant aux FARDC au-dessus de Goma”. Cette présentation trompeuse des faits appuie la logique de Kinshasa qui prétend que la RDC fait face à une agression de la part du Rwanda, ce qui est manifestement faux.
En fait, les tensions entre les deux pays sont montées en mai 2022, lorsque, en violation de l’intégrité territoriale du Rwanda, les forces armées congolaises (FARDC) ont bombardé le territoire rwandais dans les secteurs de Kinigi et Nyange, dans le district de Musanze, blessant plusieurs civils – un acte de terreur manifeste pour lequel le gouvernement rwandais a immédiatement demandé une enquête du Mécanisme conjoint de vérification élargi (MCVE). Quelques semaines plus tard, le ministère rwandais de la Défense a signalé que les FARDC avaient “tiré des roquettes sur le Rwanda à partir de la région de Bunagana, frappant le long de la frontière commune dans la cellule Nyabigoma, secteur Kinigi, district de Musanze le 10 juin 2022″. Ces deux incidents d’agression, qui ne figurent nulle part dans le rapport des experts, ont été perçus au Rwanda comme des tentatives de perturber la réunion des chefs de gouvernement du Commonwealth qui, à l’époque, devait se tenir quelques jours plus tard, du 20 au 25 juin 2022, à Kigali.
Il est cependant révélateur que les experts de l’ONU aient rapporté l’incident impliquant Sukhoi (SU-25) en janvier 2023. Ils l’ont fait sans fournir le contexte qui a conduit à la réaction de Kigali : le fait que les avions de chasse congolais avaient violé l’espace aérien du Rwanda à deux reprises auparavant, d’abord en novembre 2022 et ensuite en décembre 2022, le gouvernement congolais plaidant coupable pour au moins l’une de ces violations. Le rapport omet délibérément ces incidents d’agression contre le Rwanda ainsi que l’aveu de Kinshasa, rendant ainsi impossible pour le lecteur non averti d’évaluer si les actions du Rwanda sont les causes de ou les réponses à l’attitude hostile de Kinshasa.
Délier Kinshasa de l’obligation de rendre des comptes
Les omissions des experts de l’ONU, qui sont trop nombreuses pour être mentionnées, soulèvent la question suivante: Comment les Africains, et autres personnes de bonne volonté, sont-ils censés faire confiance aux rapports de l’ONU qui écartent les faits qui ne conviennent pas au discours de Kinshasa, tout en déliant de l’obligation de rendre des comptes un gouvernement qui a menacé à plusieurs reprises d’expulser la mission de l’ONU ? Les experts de l’ONU recherchent-ils la vérité ou protègent-ils leurs emplois ?
Certains pourraient avancer que le fait que ces experts accusent également les FARDC de collaborer avec les FRDL prouve qu’ils sont impartiaux. Mais ils auraient tort, et voici pourquoi.
Tout d’abord, les experts de l’ONU prennent soin de souligner le fait que “en mai 2022, le Président Tshisekedi a demandé à la hiérarchie militaire de s’abstenir d’utiliser des proxy dans la lutte contre le M23”. Cependant, ils s’empressent de nuancer leur accusation selon laquelle “l’engagement des groupes armés – crucial pour limiter les avancées du M23 – a été organisé, coordonné et soutenu par des officiers supérieurs des FARDC”. En d’autres termes, lorsque le contexte est retiré des accusations contre Kigali, celles contre Kinshasa sont indûment nuancées. Ce faisant, les experts de l’ONU suggèrent deux choses.
Premièrement, les agissements des officiers des FADRC ne peuvent être imputés au commandant en chef. Il s’agirait d’acteurs “voyous” agissant contre les ordres de Tshisekedi. Cet effort pour déplacer la responsabilité est ridicule si l’on considère que le président Tshisekedi a également appelé à un changement de régime au Rwanda et s’est engagé à soutenir des forces résolues à déstabiliser le voisin du Congo, un fait qui n’apparaît nulle part dans le rapport des experts.
Deuxièmement, les actions de ces officiers FARDC “voyous” sont justifiées puisque, comme l’affirment les experts, “l’engagement des groupes armés”, dont les FDLR, a été “crucial pour contenir les avancées du M23”. De toute évidence, pour les experts de l’ONU, le M23 est une plus grande menace pour la paix dans la région des Grands-Lacs que les FDLR, puisque les officiers des FARDC n’ont pas eu d’autre choix que d’utiliser un groupe génocidaire pour contrer le M23. En fait, les experts de l’ONU se donnent beaucoup de mal pour dédouaner les FDLR en tant que milice d’autodéfense en donnant du crédit aux affirmations des FDLR selon lesquelles “ils ont combattu aux côtés des FARDC et des groupes armés locaux pour défendre leurs positions et leurs dépendants contre les attaques du M23”. En effet, les experts suggèrent que les FDLR défendent la population contre les troupes rwandaises et les rebelles du M23 en affirmant que “les FDLR se sont retirées de plusieurs positions, exposant la population à des représailles”.
Responsabilité en cas de discours d’incitation à la haine
Deuxièmement, et de manière connexe, les experts de l’ONU s’entêtent à avancer leur vision inversée des causes et des effets de la crise en RDC en imputant la responsabilité pour les discours de haine et de xénophobie actuels (visant les Congolais rwandophones en général et les communautés tutsi congolaises en particulier) à l’expansion territoriale du M23. Dans leurs efforts pour rejeter la faute sur les victimes, les experts semblent se perdre en conjectures pour démontrer que : “Les incidents de violence, y compris les meurtres de civils tutsi, ont coïncidé avec la résurgence du M23”. Surtout, en présentant ceux qui promeuvent aujourd’hui le discours de haine en RDC – à savoir les fonctionnaires, les acteurs politiques et de la société civile – comme des patins sans cervelle incapables de prévoir les conséquences de leurs actes et réagissant simplement à l’expansion du M23, les experts valident sans vergogne la même rhétorique qui a justifié le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, à savoir qu’il s’agissait d’une conséquence de la campagne militaire du FPR.
D’une part, les discours de haine qui dépeignent les Congolais rwandophones comme des étrangers en RDC et les meurtres qui en découlent et qui visent ces communautés remontent au moins à 1965, comme l’attestent les notes confidentielles du département d’État américain à ce sujet. L’ancien président tanzanien Julius Nyerere et l’ancien président sud-africain Thabo Mbeki ont tous deux identifié, à différentes occasions, ces tentatives de nettoyage ethnique ou d’extermination des communautés rwandophones comme l’une des causes profondes de la violence et de l’instabilité dans l’est de la RDC. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’une invention du gouvernement rwandais ou du M23, comme le prétendent les experts de l’ONU lorsqu’ils les accusent d'”instrumentaliser [le] récit du génocide”. La rhétorique ethnique est aussi vieille que le Congo lui-même !
D’autre part, si la communauté internationale est sincère dans son intention déclarée d’aider la région de l’Afrique de l’Est à ramener la paix en RDC, il est primordial qu’elle rejette l’argument des experts de l’ONU selon lequel les discours de haine et les meurtres ciblant ces communautés sont une conséquence de l’expansion du M23 plutôt que le résultat d’une politique gouvernementale délibérée. Il n’y a aucune raison justifiant la réticence des experts de l’ONU à attribuer les responsabilités là où elles sont.
Par ailleurs, à moins de défendre l’idée que la dénonciation et la lutte contre le racisme sont la cause des attaques racistes, nous devrions tous rejeter la suggestion idiote des experts de l’ONU selon laquelle la dénonciation de la rhétorique et de la violence génocidaires en RDC, comme le font constamment le gouvernement rwandais et le M23, a “créé un terrain dangereusement fertile pour le discours haineux et les représailles violentes, y compris les meurtres, contre les [communautés tutsi congolaises] par ceux qui se sont opposés au M23.” En fait, si les experts de l’ONU étaient cohérents, ils auraient également dénoncé Alice Wairimu Nderitu, conseillère spéciale pour la prévention du génocide, qui, en novembre 2022, a osé tirer la sonnette d’alarme sur la situation des communautés banyamulenge, en déclarant que “La violence actuelle [en RDC] est un signe avant-coureur de la fragilité de la société et une preuve de la persistance des conditions qui ont permis à la haine et à la violence à grande échelle d’éclater en génocide dans le passé”. Si l’on suit le raisonnement des experts, en dénonçant ce que tout le monde voit bien, Alice Wairimu a aussi créé “un terrain fertile” pour la violence génocidaire !
Vilipender le Rwanda et le M23
Alors qu’ils déchargent le gouvernement congolais de toute responsabilité dans la crise actuelle et angélisent les FDLR d’une part, les experts de l’ONU semblent déterminés à vilipender le gouvernement rwandais et le M23 d’autre part. Ils le font de différentes manières.
D’un côté, ils suggèrent que l’un des objectifs du Rwanda est d'”utiliser [le M23] pour s’assurer le contrôle des sites miniers”. Il est intéressant de noter qu’ils s’empressent d’admettre que le Rwanda n’a pas atteint cet objectif. Au contraire, les experts notent que “la police minière de la ville de Rubaya tolérait les incursions [des milices pro-gouvernementales] dans les sites miniers, car elle les considérait comme des alliés des FARDC dans la lutte contre le M23” et que “ces derniers mois, ces [milices] avaient consolidé leur contrôle sur les sites miniers de Rubaya et leurs relations avec les réseaux de contrebande”. L’affaire se corse lorsque les experts de l’ONU affirment que “plusieurs sources ont rapporté que les minerais étaient acheminés en contrebande vers le Rwanda”. En d’autres termes, selon les experts de l’ONU, les milices pro-Kinshasa qui contrôlent les mines congolaises de Rubaya font passer leur butin par le Rwanda, réalisant ainsi l’objectif prétendument poursuivi par l’alliance RDF-M23. Quelle absurdité !
Deuxièmement, les experts accusent également le M23 de procéder à des “retraits de façade” et à des “remises symboliques” de territoires en violation du calendrier de la Communauté de l’Afrique de l’Est. Ces soi-disant experts font comme si cette même communauté n’avait pas déterminé que ce retrait serait accompagné d’un processus politique dans le cadre des recommandations du sommet d’urgence des chefs d’Etat de l’EAC tenu à Bujumbura en février 2023. Les experts s’abstiennent obstinément de reprocher à Kinshasa son refus de s’engager dans des pourparlers de paix afin d’accélérer le cantonnement du M23, une posture en contradiction avec le médiateur de l’UA et l’appréciation du président angolais selon laquelle le M23 est conforme aux recommandations de la région et que le gouvernement congolais doit jouer son rôle.
Que penser de ce rapport ?
Bien que trompeur, le rapport du groupe d’experts de l’ONU n’est pas complètement inutile. Il fournit des indications utiles dès lors que l’on sait séparer le bon grain de l’ivraie. Sur la question du Rwanda et de la RDC, par exemple, une lecture attentive du rapport concernant les opérations militaires présumées menées par l’armée rwandaise indique que ses troupes n’ont pas cherché à affronter directement les FARDC, mais se sont au contraire obstinément concentrées sur les fiefs et les positions des FDLR. Cela signifie que même si l’on devait prendre au pied de la lettre les allégations des experts de l’ONU sur les interventions militaires directes du Rwanda, il est clair que le Rwanda ne cherche pas la confrontation militaire avec la RDC, mais plutôt à répondre à une menace légitime pour sa sécurité.
En outre, si les experts de l’ONU n’étaient pas aussi déterminés à faire avancer le récit de Kinshasa et à justifier leur présence continue au Congo, ils auraient étendu leur compréhension de la légitimité des interventions de l’Ouganda contre l’ADF – dont ils se félicitent qu’elles aient “conduit à une relative accalmie des activités de l’ADF” – aux interventions présumées du Rwanda contre les FDLR, qui représentent une menace encore plus grande pour une société contre laquelle ils ont déjà commis un génocide.
En tout état de cause, les chefs d’Etat de l’Afrique de l’Est doivent suivre l’appel de leurs chefs de la défense à mener des actions militaires contre les FDLR afin d’apaiser les tensions entre Kinshasa et Kigali. C’est une recommandation simple que les experts de l’ONU auraient dû faire s’ils ne menaient pas des enquêtes avec une conclusion prédéterminée à l’esprit.
La question du M23 est également simple. Comme l’a récemment souligné à juste titre le président Ruto, la force régionale de l’Afrique de l’Est a réalisé en quelques mois ce que les Nations unies n’ont pas réussi à faire en près de trente ans. Les tentatives actuelles du personnel de l’ONU de minimiser ces réalisations ne sont que des actions désespérées visant à préserver la pertinence de la Monusco en sabotant les efforts régionaux et en anticipant sur des sommets importants, alors même que les fonctionnaires de l’ONU refusent d’être tenus pour responsables de leurs échecs répétés en RDC.
Pour que les efforts de la région soient couronnés de succès, les dirigeants de la CAE devront adopter une approche radicalement différente et exhorter Kinshasa à s’engager dans un processus politique qui répondra aux griefs du M23 sans plus tarder. C’est la voie la plus sûre et la moins sanglante vers la paix, qui obligera les rebelles du M23 à achever leur retrait. L’échec de cette démarche jouera sans aucun doute dans le calcul politique cynique de Kinshasa dans le contexte des élections à venir, fera dérailler le processus en cours et réduira à néant les progrès déjà réalisés.
En effet, les dirigeants africains devraient résister à ces tentatives étrangères de façonner des récits autour de nos problèmes et de prescrire des solutions qui ont déjà échoué. En outre, ils doivent garder à l’esprit que “le problème auquel l’Afrique est confrontée est en partie dû au fait que les étrangers ont depuis longtemps usurpé la prérogative des Africains à narrer les épreuves et les tribulations des Africains. Tant que les Africains, qui sont les premiers à être confrontés aux conséquences de la réflexion sur la gouvernance, ne prendront pas le contrôle et ne relégueront pas ces étrangers à des rôles subalternes, la clarté que nous recherchons pour relever nos défis continuera à nous échapper“.
Sinon, il est clair comme de l’eau de roche que le rapport des experts de l’ONU est un outil de plus dans l’arsenal utilisé pour contrôler des Africains, en particulier ceux qui sont engagés dans la défense obstinée de leur dignité.