Un rapport d’ambassadeurs européens réfléchissant au refus des dirigeants africains de prendre parti dans le conflit ukrainien recommande une approche “transactionnelle” de l’aide comme moyen d’assurer son influence sur l’Afrique et de promouvoir les valeurs européennes. Mais il n’y a là rien de nouveau puisque la conception occidentale de l’aide à l’Afrique a toujours été transactionnelle.
Depuis les années 1990, la pression occidentale en faveur de la démocratie et des droits de l’homme en Afrique et ailleurs dans le monde a été et demeure destructrice et malavisée. L’arrogance occidentale qui sous-tend l’idée que la démocratie et les droits de l’homme tels qu’ils sont compris en Europe et en Amérique sont universels en est le problème car elle hisse les valeurs démocratiques libérales au rang d’universalité. Lorsqu’il s’agit des droits de l’homme, ceux qui prétendent les promouvoir en Afrique, malgré les bonnes intentions de certains, rejettent de facto l’humanité des Africains.
Chaque société vit ses « Lumières » en reconnaissant et en respectant les droits de l’homme. Elles en sont la conscience et, par conséquent, lui sont inhérents. Cette conscience des droits se développe et élargit le domaine des droits de l’homme à des sphères qui n’étaient pas couvertes auparavant au fur et à mesure qu’une société pense aux valeurs qui lui sont chères. Les sociétés se développent en pensant à celui qui est plus vulnérable, de quelle manière il l’est et de quelle protection il a besoin. C’est ainsi que naissent les droits de l’homme. Cette réflexion ne peut être sous-traitée. En effet, une société ne peut fonctionner sur la base de la conscience d’une autre. Aussi bien intentionné que soit leur désir d’offrir l’éveil (la Lumière) aux autres, c’est en reconnaissant que chaque société possède sa propre Lumière (son propre éveil) que les promoteurs des droits de l’homme peuvent faire preuve d’une véritable introspection.
L’opinion largement partagée est que la santé d’une société se mesure à sa capacité à protéger ses membres les plus vulnérables, ce qui implique que certaines sociétés jouissent davantage des droits de l’homme que d’autres. Autrement dit, certaines sociétés, plus que d’autres, ont mis beaucoup trop d’entraves qui limitent la capacité d’un être humain à vivre pleinement sa vie, à agir autant que sa conscience lui permet de le faire. On peut sans se tromper dire que ces entraves constituent une atteinte à la dignité des membres de la société qui, en réponse à cette conscience collective, se sentent obligés de lever ces obstacles.
En d’autres mots, le problème de la vie est qu’un être humain qui naît avec sa dignité rencontre une société qui est prête à la lui retirer. En réponse à ce problème, l’instinct du libéral a été d’ « autonomiser » l’individu en lui donnant du pouvoir. Mais les limites de l’autonomisation sont partout. Vous ne pouvez pas donner à un autre les droits de l’homme. Vous ne pouvez que supprimer les obstacles : ces barrières qui empêchent la manifestation de ce qui lui est déjà inhérent parce qu’il est née avec. Lorsque des êtres humains tentent de donner à d’autres des droits de l’homme, ils tentent de jouer à Dieu.
L’arrogance euro-américaine
Puisque les Africains ne souhaitent pas “autonomiser” les Européens et les Américains, on peut affirmer sans risque de se tromper que l’hubris de l’autonomisation à sens unique est sous-tendu par le racisme. Tout comme la pauvreté est un obstacle à la jouissance des droits de l’homme pour les Africains, le racisme est un obstacle pernicieux à la promotion des droits de l’homme en Occident, car il confère aux Occidentaux ce désir de jouer à Dieu qui, en conséquence, les aveugle quant au rôle constructif qu’ils pourraient jouer pour faire avancer les idéaux tels que les droits de l’homme et la démocratie.
Pour que les Occidentaux soient crédibles en tant que défenseurs des droits de l’homme, il leur faut admettre que les Africains et les Européens sont égaux en tant qu’êtres humains, qu’aucun n’est supérieur. Cependant, pour que cette hypothèse tienne, aucun des deux ne peut être le gardien de la Lumière qu’il offre ensuite à l’autre. Cela place les efforts de l’Occident en faveur des droits de l’homme en Afrique dans une impasse : les Européens ne conçoivent pas, même de loin, la possibilité qu’un projet similaire de promotion des droits de l’homme en Europe puisse – et doive – être entrepris par les Africains. En d’autres termes, si les Africains apprécient les efforts déployés par l’Occident pour les soulager du poids de la pauvreté qui les empêche de jouir des droits de l’homme, les Occidentaux ont besoin que les Africains les soulagent de l’orgueil racial qui va à l’encontre de la cause des droits de l’homme. Il s’agit d’un processus qui restaure l’humanité des Européens et les rend moralement capables de s’engager sur la question des droits de l’homme. Par exemple, les Européens doivent se rendre compte que la richesse matérielle n’est pas une indication de la supériorité des valeurs.
Il est clair que l’Occident ne dispose pas de la base morale nécessaire pour défendre les droits de l’homme en dehors de la logique capitaliste et raciste. Il est incapable de s’engager sur les droits de l’homme avec ceux pour qui l’argent n’est pas la vie elle-même. En effet, l’Occident est incapable d’attribuer une valeur à quoi que ce soit, en dehors de l’ethos capitaliste. C’est pour cette raison qu’il conçoit l’aide et la conscience d’un peuple comme des compromis échangeables. De fait, tout ce à quoi on ne peut attribuer de valeur marchande ou pécuniaire n’est pas une quête valable. On peut citer n’importe lequel de leurs idéaux (les Occidentaux ne jurent que par la démocratie, les droits de l’homme, l’intervention humanitaire) mais le coût en argent déterminera invariablement les actions à entreprendre ou non.
Ce déficit moral explique l’incapacité à arrêter les génocides et les crimes de guerre alors que l’on possède les outils pour le faire. Lorsque le génocide contre les Tutsis faisait rage au Rwanda en 1994, les États-Unis se sont tournés vers un calcul matériel concernant l’intérêt d’intervenir pour arrêter le génocide.
L’économiste en chef de la Banque mondiale, le célèbre économiste Larry Summers, a conseillé de déverser les déchets toxiques des pays développés sur les côtes des pays pauvres à “bas revenus”, car il est économiquement logique que la population moins productive du monde meure plutôt que ses homologues économiquement productifs de l’Ouest. De la même manière, les Américains et les Européens parlent avec désinvolture de telle ou telle personne qui “vaut” telle ou telle somme d’argent. Par exemple, « Jenny » vaut deux millions de dollars !
Une société qui ne considère la valeur des êtres humains qu’en termes d’argent est fondamentalement en désaccord avec les droits de l’homme. Et si les valeurs occidentales sont en contradiction avec les droits de l’homme, alors l’Occident ne peut être le gardien des normes des droits de l’homme. Après tout, un bon gardien doit saisir la valeur de ce qui lui est confié.
Dissonance cognitive
L’Occident n’est pas prêt à accepter que ces déficiences dans son propre système de valeurs signifie qu’il ne peut pas s’ériger en inspecteur des droits de l’homme.. Il existe donc une dissonance cognitive au travers de laquelle il prétend à la fois être dépositaire des idéaux auxquels toute société aspire sans les mettre en pratique lui-même, alors qu’en réalité, il n’incarne pas ces valeurs modèles qu’on s’attendrait voir véhiculées par celui qui aspire à établir les standards que les autres devraient suivre en la matière. C’est ingénieux parce que l’Occident est capable d’inspirer sans avoir à faire des choses inspirantes – à être à la hauteur de cette inspiration elle-même. Ainsi, alors que la plupart des gens embrassent sans équivoque les valeurs que l’Occident prétend défendre, il est difficile de trouver le même type d’inspiration dans les actions destructrices de l’Occident dans le monde. Pendant ce temps, alors que peu de gens sont capables de voir ces contradictions, l’Occident s’érige en défenseur des droits de l’homme qui en établit les standards sans avoir à les respecter et qui punit ceux qui n’atteignent pas ces standards tout en ne se punissant pas lui-même.
Mais la dissonance cognitive est porteuse d’anxiété et d’inquiétudes. Incapable de lancer un appel moral en faveur des droits de l’homme en se présentant comme point de référence crédible, l’Occident se tourne vers la coercition, la manipulation et le chantage. Il se tourne vers ces outils primitifs pour imposer sa version édulcorée des droits de l’homme, qui repose sur une morale capitaliste et le racisme.
L’ironie de prétendre à des valeurs supérieures tout en s’appuyant sur les mesures les plus primitives pour les faire respecter n’échappe à personne. Mais le droit de punir dissimule la déficience morale du système de valeurs occidentales et entretient l’illusion de supériorité. Après tout, punir les autres parce qu’ils manquent de ce qui te manque aussi serait une hypocrisie sans commune mesure.
Sanctions de l’aide
Puisque chacun naît doté de dignité et que chaque société est en possession de Lumière, les droits de l’homme ne peuvent pas être exportés et n’ont pas besoin d’experts non plus. Tout ce dont les gens ont besoin, c’est d’éliminer les barrières qui empêchent cette Lumière de prendre vie. L’une de ces barrières est la pauvreté. Il s’agit d’un obstacle pernicieux qui empêche les personnes économiquement vulnérables de jouir de leurs droits fondamentaux. Voilà ce que devrait être l’aide au développement. Cependant, recevoir de l’aide ne signifie pas recevoir la Lumière. Il n’y a pas de compromis moral entre la conscience d’un peuple et l’aide. Suggérer qu’il y en a un serait faire preuve d’une complète dépravation morale. En ne le comprenant pas ou en ne l’acceptant pas, les promoteurs occidentaux des droits de l’homme tentent de jouer à Dieu aux yeux des bénéficiaires de l’aide. En d’autres termes, l’Occident sabote lui-même le rôle constructif qu’il pourrait éventuellement jouer dans la promotion des droits de l’homme.
Il est difficile de trouver une communauté africaine qui ne méprise pas une personne (en kinyarwanda : umutindi, le plus bas niveau possible à laquelle une personne peut se retrouver avant le stade animal, ubunyamaswa) qui fait don d’un bien matériel et qui s’en vante ou qui exige que ceux qui l’ont reçu se comportent d’une certaine manière. En effet, ceux qui font des dons en silence sont tenus en haute estime. On considère que l’umutindi et l’inyamaswa ont perdu le sens inné de la dignité (de soi) de tout être humain. En d’autres termes, quelque chose d’inhabituel a dû leur arriver en cours de route et s’ils ne peuvent pas se respecter eux-mêmes, la société est libre de les mépriser.
La tendance des occidentaux à conditionner leur aide à la visibilité est contraire aux valeurs africaines et trahit un appauvrissement moral de leur part. Ironiquement, lors des séances de photos entre donateurs et bénéficiaires, une partie est fière de sa générosité tandis qu’une autre est fière de la dépravation morale de l’autre. En d’autres termes, dans les sensibilités africaines, la partie qui se glorifie d’elle-même et qui rappelle constamment à l’autre sa dépendance finit par s’humilier elle-même.
Le discours sur ce que les gens devraient abandonner en échange de l’aide peut avoir du sens dans l’ethos moral capitaliste; cependant, il est voué à l’échec dans la perspective africaine de ce qui est moralement échangeable.
Quoi qu’il en soit, le fait de s’attendre à ce que les gens renoncent à leur droit à l’autodétermination en échange d’une aide constitue en soi une violation des droits de l’homme. En outre, le fait que ceux qui prétendent posséder des valeurs supérieures se tournent vers des outils primitifs – la menace de réduire l’aide – pour induire un changement chez ceux qui ne souscrivent pas à ces valeurs devrait être un problème. Il est manifestement contre-productif d’utiliser un outil qui sape les droits de l’homme (l’aide à l’ingérence) dans le but de promouvoir les droits de l’homme !
Certes, il existe quelques voix au sein des élites politiques occidentales, des cercles universitaires et des médias qui s’opposent à cette conception dépravée de la promotion des droits de l’homme. Mais elles sont trop rares pour induire un réel changement quant à ce que devraient être les objectifs de l’aide.
Si l’aide est un outil d’ingérence, alors il serait cohérent avec les désirs des universitaires, des ONG et des responsables occidentaux de menacer de l’interrompre dès que les bénéficiaires commencent à résister à certaines conditions fixées. Cependant, si l’aide est un outil de promotion des droits de l’homme, son but est de servir l’autodétermination et d’être un outil pour résister à ceux qui cherchent à contrôler les Africains et à leur dicter comment gérer leurs affaires. Dans ce dernier cas, elle sert à éliminer les obstacles à la jouissance des droits de l’homme. Dans le premier cas, il s’agit d’un outil de violation des droits de l’homme.
Cette logique transactionnelle qui ne semble contraindre que les économiquement faibles suggère que ceux qui n’ont pas besoin d’aide sont libres d’abuser des droits de l’homme. Un principe moral qui ne s’applique qu’aux personnes économiquement vulnérables est déficient car il contrevient aux principes de la justice naturelle. Et s’il est moralement déficient, il ne peut être un outil permettant de garantir un bien moral tel que les droits de l’homme ! Cela souligne un appauvrissement moral par l’incapacité d’attribuer une valeur aux droits de l’homme en dehors de la logique capitaliste monétaire et matérielle.
La conclusion est évidente. L’Occident ne peut donc pas être la norme en matière de droits de l’homme.