Une partie du problème auquel l’Afrique est confrontée est que le pouvoir d’exprimer, de décrire et d’analyser les épreuves et les tribulations des Africains a longtemps été usurpé par des étrangers. En principe, tout le monde devrait participer aux débats sur l’Afrique, bien sûr. Cependant, plutôt que de chercher à comprendre l’Afrique, ces étrangers préfèrent légiférer pour les Africains sur la façon dont nos sociétés devraient être, en se basant principalement sur la façon dont leurs propres pays sont politiquement organisés. Tant que les Africains, qui sont les premiers confrontés aux conséquences de la réflexion sur la gouvernance, ne prendront pas le contrôle et ne relégueront pas ces étrangers à des rôles subalternes, la clarté que nous recherchons pour relever nos défis continuera à nous échapper.
Pour commencer, nos luttes sont diamétralement opposées aux leurs. Notre lutte pour de libération et la dignité a trois objectifs principaux. Premièrement, il s’agit de construire une masse critique consciencieuse qui libérera nos sociétés de l’oppression – dans les mentalités et les pratiques, les idées et les institutions. Deuxièmement, il s’agit de créer des systèmes dans lesquels nos dirigeants seront systématiquement choisis parmi cette masse critique. Troisièmement, s’assurer que nos forces de sécurité consciencieuses – l’armée, la police et les services de renseignement – et les autres institutions importantes comprennent la nécessité impérieuse de préserver le système si, pour une raison quelconque, un défaut du système venait à submerger la masse critique, entraînant l’émergence d’un leader en dehors de ses limites. Et cette compréhension de la nécessité de préserver le système doit être étendue à tous les détenteurs du pouvoir dans la société : les chefs religieux, les médias, la société civile et les chefs d’entreprise. C’est ainsi que l’on construit des sociétés fortes et qu’on les protège contre leurs prédateurs.
Considérez ceci : La raison pour laquelle les divisions et les conflits sociaux – raciaux et idéologiques – aux Etats-Unis ne dégénèrent pas en soulèvements sociaux et en violence systématique est qu’aucune force extérieure n’est assez puissante pour infiltrer et exploiter ces différences (en termes d’idées et de pratiques). De plus, aussi oppressives que ces divisions aient pu être, historiquement parlant, le système américain s’est doté d’une capacité de préservation dans le cas improbable où un leader extérieur à la masse critique en général et, en particulier, à l’élite dirigeante – principalement les produits de Harvard, Yale et d’autres universités de la Ivy League – pourrait émerger et menacer de causer des dommages, symboliques ou substantiels, au système en termes de stabilité intérieure et d’influence mondiale. Il en va de même pour la Chine, Cuba, la France, la Grande-Bretagne. En d’autres termes, tous ces systèmes forts sont devenus forts en raison de cette capacité d’organisation autour d’une masse critique.
Pour l’Afrique, l’intrusion persistante d’étrangers vise à empêcher l’émergence du consensus nécessaire à la construction de systèmes résilients similaires à ceux de leurs pays d’origine. Cette lutte nous place naturellement sur la voie de la confrontation avec ces voix étrangères intrusives – les Nic Cheesman, Jeffrey Smiths, et leurs semblables – qui s’évertuent à empêcher l’émergence d’une telle masse critique sous prétexte de parler en notre nom. Ce faisant, ils sapent notre lutte visant à faire émerger cette masse critique tant désirée et construire des institutions autour d’elle. Nous comprenons cela. Lorsque nous écrivons, nous ne cherchons pas à les convaincre de partager nos points de vue car nous comprenons que nos perspectives, nos intérêts et nos motivations sont diamétralement opposés. Au cœur de cette lutte, il y a une question de survie : la leur, celle des moyens de subsistance ; la nôtre, une question existentielle.
Nous persévérons parce que l’histoire n’est pas de leur côté : elle n’a jamais été du côté des oppresseurs, quelle que soit la durée de l’oppression. Ils réussissent parce que nous n’avons pas encore créé cette masse critique : principalement parce que nos systèmes éducatifs sont truqués en leur faveur, imposant ainsi leurs perspectives et préservant leurs intérêts (politico-économiques) et leur domination psychologique. En conséquence, ils peuvent faire appel à l’ignorance d’une partie de notre peuple en feignant d’être autre chose que la continuation de l’histoire de l’usurpation : une occupation et une violence physique, sociopolitique, culturelle, économique et mentale qui a, paradoxalement, fait que les victimes se sont souvent rangées du côté des oppresseurs. C’est paradoxal mais aussi compréhensible car la violence mentale crée invariablement chez ses victimes une sorte de syndrome de Stockholm. Cependant, la mort est la seule condition permanente, et nous sommes vivants.
L’usurpation de l’agentivité de notre peuple prendra fin. Dans la lutte, il y a ceux qui vont au front et qui traversent les épreuves, et ceux qui restent derrière. Mais finalement, nous rassemblerons la masse critique dont nous avons besoin pour vaincre tous ceux qui tentent de nous imposer les systèmes de valeurs de leurs sociétés. Nous ne sommes pas naïfs face au défi qui nous attend. Nous savons que nous ne serons peut-être pas là pour voir le changement que nous recherchons. Toutefois, nous trahirions les générations futures si nous nous dérobions à la responsabilité que l’histoire nous a léguée et au devoir que nous avons envers elles : commencer à agir pour qu’elles aient une fondation sur laquelle bâtir une meilleure Afrique, et qu’elles puissent se tenir debout, fières de leurs ancêtres. Autrement, elles nous considèreront sans doute comme des générations perdues.