Un ami agriculteur vivant dans le district de Kayunga, au centre de l’Ouganda, a récemment vu ses activités agricoles s’effondrer. Cet agriculteur autrefois autonome et membre de l’élite émergente locale s’est retrouvé limité avec une vie de plus en plus difficile comme ceux qui ont essayé avant lui. En fait, l’effondrement de Mahmood devrait être compris comme un exemple du sort de la plupart des jeunes du continent – surtout en Afrique subsaharienne, où le travail de la terre emploie plus de 70 % de la population. La plupart de ces jeunes hommes et femmes ont encore du mal à tirer pleinement profit de leur travail, notamment en raison d’un environnement d’affaires difficile, mais aussi, et surtout, des entraves méticuleusement cachées qui l’entourent.
Il n’est pas vrai que les Africains sont paresseux, ignorants en matière de business ou qu’ils n’ont pas réussi à ajouter de la valeur à leurs produits bruts. Ce sont là les mots à la mode (buzzwords) de l’exploitation. Leurs échecs n’ont rien à voir avec la soi-disant “culture de l’épargne” ou la “corruption” ; ce n’est pas non plus une question de “mauvaise gouvernance” – et donc la démocratie nous délivrera du mal. Pas du tout. Comme Franz Fanon le dirait pour la révolution, dans la tradition marxiste typique, les manifestations et les révolutions ont souvent été la seule opportunité par laquelle “les damnés de la terre” ont pu renverser le cours de l’histoire et se libérer. Ainsi, les manifestations en cours sur le continent doivent être appréciées comme étant imaginées dans cet esprit de la libération. Mais si nous attendons avec impatience ces manifestations et y participons, nos objectifs doivent être soigneusement formulés et soutenus de manière inébranlable. Si les manifestations ont été déclenchées par les douleurs immédiates des coupures d’électricité, du coût de la vie et des taux de chômage très élevés, nous ne devons pas nous concentrer sur ces douleurs mais plutôt nous efforcer de couper l’arbre qui porte ces fruits empoisonnés. Cet arbre, c’est la lutte violente et la ruée pour les ressources africaines, tant souterraines que terrestres – en RDC, en Somalie, au Sud-Soudan, en République centrafricaine, au Mali, en Ouganda, en Éthiopie, au Soudan, etc – qui, malheureusement, sont toutes expliquées en termes simplistes comme un problème d'”avidité” ou d'”incompétence” des politiciens locaux. (Les compradores coloniaux – ou nos soi-disant démocrates dans la plupart des continents inférieurs – n’ont aucune influence sur ces questions). Il s’agit de choses telles que les OGM déguisés en innovations agricoles, dans les cultures dites “résistantes à la sécheresse” ou “à haut rendement”. C’est le colonialisme environnemental déguisé en protection de l’environnement. C’est le colonialisme bancaire qui se fait passer pour des libres marchés. Ces éléments devraient être la cible de ces manifestations visant à rendre visibles et à démanteler ou, à tout le moins, à perturber ces chaînes entravant l’ensemble du continent. Mais laissez-moi continuer avec l’histoire de Mahmood.
Après avoir obtenu son diplôme universitaire en 2007 et tenté, en vain, de survivre tant bien que mal à Kampala, Mahmood a décidé de retourner à la campagne pour se lancer dans l’agriculture. Comme plusieurs autres agriculteurs pas vraiment paysans, il louait de grandes surfaces de terre à ses voisins pour des contrats de 7 à 10 ans. Il a planté principalement des ananas et des tomates, qu’il vendait normalement au Sud-Soudan et sur les marchés locaux de Kampala. De grands groupes d’exportateurs – qui expédiaient leurs produits au Sud-Soudan, en RDC et au Rwanda – venaient récolter leurs produits auprès des différents agriculteurs qui s’étaient spécialisés dans la culture des mêmes produits. Après quinze ans de cette vie, Mahmood avait atteint un niveau de vie significatif dont beaucoup de gens de sa promotion ne pouvaient que rêver. Il avait terminé de se construire une maison assez moderne au centre de la ville, et le magasin de détails local qu’il avait ouvert pour sa femme était florissant. Il s’était également acheté une moto pour faciliter ses déplacements. Si l’on n’est pas voleur ou un fournisseur chanceux du gouvernement, cette croissance personnelle, dans toute sa petitesse, n’est que juste et prévisible. Mais ce n’était qu’une question de temps avant que les obstacles ne le rattrapent.
Des combats intenses ont éclaté au Sud-Soudan peu de temps après, rendant difficile l’acheminement des produits vers ce pays. Les confinements suite au Covid-19 en Ouganda, copiés de l’Europe, n’ont pas non plus arrangé les choses. Ainsi, lorsque les cultures sont arrivées à maturité, la récolte est devenue difficile, ce qui a entraîné une offre largement excédentaire sur le marché local. Les prix se sont effondrés. N’oubliez pas non plus qu’alors que les agriculteurs ougandais ont constamment rejeté l’utilisation de semences génétiquement modifiées dans le pays, l’Ouganda regorge de semences OGM dans le centre de Kampala, où les agriculteurs viennent chercher leurs semences. Je le sais parce que j’ai moi-même été un agriculteur semi-paysan. Pour cultiver ces OGM, il faut, entre autres, des tonnes d’engrais et de pesticides. Les semences traditionnelles ont été brûlées pour que tout le monde soit dépendant de ces choses qui demandent beaucoup d’entretien et qui sont d’une saveur gênante. Je n’arrive pas à comprendre un Howard Buffet en Ouganda conseillant les agriculteurs ougandais et prétendant les “aider” avec des cultures “résistantes aux maladies “. N’est-il pas déconcertant de voir un homme qui n’a aucun héritage agricole, dont le seul titre de gloire est d’être né entouré par la richesse de son père dans un pays excessivement colonialiste, conseiller des gens qui ont passé leur vie entière à préserver et à reproduire des semences dans leur écosystème ! C’est ahurissant.
Quoi qu’il en soit, les marchés du Sud-Soudan étant désormais difficiles d’accès à cause des incessantes flambées de violence, la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda étant fermée et le confinement paralysant tout, Mahmood n’a pas gagné suffisamment d’argent au cours des saisons qui ont suivi. Malgré sa croissance apparente, il a continué à vivre dans la précarité, à un an à peine de la pauvreté, comme beaucoup de ses pairs qui travaillent dans le même secteur. Alors que la plupart des terres qu’il louait lui étaient encore entièrement acquises, il avait du mal à se procurer davantage de semences OGM (en particulier pour les tomates), et lorsqu’il parvenait à obtenir les semences, il avait du mal à se procurer les pesticides. Sans oublier les pluies tropicales qui rendent la pulvérisation encore plus coûteuse, car lorsque le ciel se couvre sans avertissement – ce qu’il fait normalement – la pluie peut enlever les pesticides des feuilles d’une plantation qui a été pulvérisée seulement quelques heures auparavant. Au début de l’année, j’ai rendu visite à Mahmood et je l’ai trouvé debout, nonchalant, dans sa plantation de tomates – environ cinq acres ou deux hectares – qu’il n’avait pas pulvérisé de manière satisfaisante, et tout le jardin a succombé à un insecte bien connu. Il n’avait tout simplement pas eu assez d’argent pour acheter plus de pesticides, comme il l’avait toujours fait auparavant.
Les Mahmouds du continent
Il convient de noter que l’histoire de Mahmood est celle d’une région qui était autrefois animée d’une activité agricole et d’une productivité alimentaire. C’était avant la fin des années 1980, lorsque la tragédie s’est abattue sur le continent. Nos “anciens” colonisateurs ont finalement compris comment revenir et continuer à s’approprier les ressources africaines avec un minimum d’agitation. Ils ont renforcé la pression en faveur de la démocratie – qui consiste à diviser pour mieux régner – et les idées de libre marché (qui consistent en l’effondrement des institutions étatiques dans les économies agricoles tout en conservant ironiquement toutes les leurs en Europe et en Amérique du Nord), ainsi que le soutien aux guerres civiles. Ainsi, les Africains entreprenants ne peuvent se développer que jusqu’à un certain point avant de réaliser douloureusement que le monde a été fait contre eux. Prenons, par exemple, ce qui a causé la perte de Mahmood : les guerres au Sud-Soudan et en RDC ou la situation critique dans le nord-est de l’Ouganda. Il s’agit là de l’œuvre hideuse, tordue et habilement déguisée des riches et des nantis d’Europe et d’Amérique du Nord. La plupart d’entre elles sont alimentés de manière exorbitante par les nombreux pilleurs de ressources naturelles (des gens comme Warren/Howard Buffet, Glencore Plc. Dan Gertler International, Neumann Gruppe), tous originaires d’Europe, d’Israël et d’Amérique du Nord. Il faut également tenir compte du travail pas si désintéressé de personnes comme Howard Buffet et Bill et Melinda Gates, comme l’a montré le documentaire de DW. Alors que les gens ordinaires comme Mahmood voient souvent ces choses comme la main malheureuse des dieux, ou l’incompétence de leurs dirigeants – et peuvent même tourner leur colère vers l’État – la vérité est que la cause réelle de leurs problèmes est cachée à la vue du public et devrait être dévoilée.
Je ne suis pas sûr de bien comprendre pourquoi Raila Odinga et consorts organisent des manifestations “maandamano” au Kenya, tous les lundis. Mais j’aime ce qu’ils font. Je ne comprends pas non plus pourquoi les Combattants pour la liberté économique (EFF) de Julius Malema ont appelé à un confinement national. Mais je les apprécie encore plus. Je n’ai entendu parler que des manifestations au Sénégal, en Tunisie et au Nigeria et je n’ai pas pu en saisir tous les détails. Mais je les apprécie toutes. Notez toutefois que je refuse délibérément de chercher à connaître les détails de ces manifestations. Je n’aurais qu’à chercher sur Google. Mais au risque de paraître stupide, je soutiens que les petits détails de ces manifestations ont souvent eu tendance à nous distraire du gros éléphant dans la pièce : la main de l’étranger. Écoutez-moi bien, cher lecteur, nos problèmes à travers le continent peuvent sembler uniques et distincts (notamment en raison de terminologies linguistiques différentes, d’acteurs locaux différents, d’étincelles parfois différentes, de démographies différentes, d’échelles différentes et de notre fléau d’ignorance mutuelle les uns des autres). Mais nos problèmes viennent du même endroit : l’exploitation continue du continent par de nouvelles mains , plus amicales, subtiles et très sophistiquées. Même le colonialisme, qui vient également du même endroit, s’est manifesté différemment dans les différentes colonies, mais ses intentions et ses pratiques étaient les mêmes.
Prenons quelques-unes des questions controversées : le coût élevé de la vie, en particulier l’augmentation des prix des denrées alimentaires et du carburant, et le coût de l’électricité, qui se traduit par de longues et pénibles coupures de courant, comme c’est le cas en Afrique du Sud. La fourniture d’électricité en Afrique du Sud est monopolisée par une coopération appelée ESCOM, qui a gâché et continue de piller l’industrie de l’électricité en Ouganda. Les deux pays connaissent souvent des pannes majeures, et alors qu’il est prévu qu’ESCOM quitte l’Ouganda d’ici 2023, il est rapporté qu’ESCOM “laissera les installations [de production d’électricité] de Jinja dans un état pire qu’elle ne les a trouvées lorsque sa concession arrivera à son terme en 2023”.
Il suffit de penser aux taux de chômage en hausse sur le continent, aux guerres et aux conflits violents au Sud-Soudan, en République centrafricaine, en Libye, en République démocratique du Congo et en Somalie, qui ont bouleversé l’ensemble du continent. Comment y remédier sans que les populations locales n’aient pleinement en main nos ressources naturelles et humaines, comme c’est le cas en Europe et en Amérique du Nord ? Les ressources minérales africaines sont pillées par des entreprises telles que Glencore Plc, Dan Gertler International, Exon Mobil, CNOOC, Shell et Total, à bas prix et dans des conditions coercitives impliquant une corruption à grande échelle. Des banques multinationales comme ABSA et Stanchart détiennent des participations importantes sur tout le continent, contrôlant les banques centrales, et mettent ainsi en place des régimes bancaires dont elles tirent d’énormes bénéfices.
Il suffit de penser aux allégations de truquage d’élections au Nigeria et au Kenya, où Peter Obi et Raila Odinga affirment respectivement que les élections ont été volées. Ce qui est indéniable, c’est que le vainqueur des élections n’a jamais d’importance tant que la super structure de contrôle mondial et de népotisme reste intacte. C’est pourquoi même des pays comme la Somalie, la République centrafricaine ou le Sud-Soudan, dont le principal objectif devrait être la paix et la stabilité, organisent des élections. Pourquoi et pour qui ? Malheureusement, c’est dans ce genre d’environnement que des gens comme Mahmood sont censés opérer et prospérer.
Exploiter l’incertitude des protestations et des révolutions
Enfin, pour paraphraser Marx et Fanon, les travailleurs opprimés prennent conscience de leur exploitation et se soulèvent ; ils refusent de travailler et décident de détruire ou d’incendier les équipements. Ils renversent les rapports de force existants. La classe dirigeante tremble lorsque les opprimés réalisent qu’ils n’ont rien d’autre à perdre que leurs chaînes. Il y a des leçons à tirer de la révolution égyptienne qui a conduit au renversement du président Hosni Moubarak. Si elle n’avait pas été exploitée par des intérêts étrangers, en particulier par les États-Unis et leurs complices, comme c’est souvent le cas, l’Égypte serait un pays tout à fait différent. Mais malgré la brièveté de la révolution, l’Égypte de Moubarak ne pourra jamais être la même que celle que le général el-Sisi a volée au président Morsi.
Il ne fait aucun doute que les révolutions sont source d’incertitude majeure. Surtout lorsqu’elles s’accompagnent de résistance et de violence de la part d’intérêts locaux préexistants et souvent internationaux, comme cela s’est produit en Égypte. Mais ce qui est également indéniable, c’est que l’apparente stabilité du continent africain favorise en fait les profiteurs qui l’ont conçue et qui ont placé des laquais et des compradores dans des lieux clés de décision et de pouvoir : elle favorise leurs banques, leurs sociétés minières, leurs marchands de minerais et d’armes. Ces réseaux d’esclavage et d’exploitation solidement établis détestent l’odeur de l’incertitude, car les nouveaux détenteurs du pouvoir pourraient être radicalement enclins à une indépendance totale. Si ces manifestations ont pour but de chasser les intérêts étrangers du continent, Mahmood et consorts auraient peut-être dû les rejoindre pour la bonne cause.