En observant les relations chaleureuses et cordiales entre le Mozambique et le Rwanda d’une part, et les relations actuellement tendues entre la République démocratique du Congo (RDC) et le Rwanda, d’autre part, un observateur curieux ne manquerait pas de noter la différence frappante dans la perception du Rwanda comme étant soit un bâtisseur de paix, soit un fauteur de troubles en Afrique. Pour ma part, j’en suis venu à la conclusion que ces perceptions contradictoires ne peuvent être toutes les deux vraies. Il faut à un moment donné en finir avec ça . Ces perceptions sont donc plutôt le reflet ou l’expression de l’affrontement entre les aspirations à l’unité des peuples africains et les intérêts d’une bourgeoisie africaine idéologiquement corrompue qui imite les tactiques de division et de domination héritées de la colonisation qui ont freiné notre continent. Une seule de ces aspirations prévaudra et cela dépendra des qualités de leadership et, pour être précis, du courage (ou du manque de courage) politique des autorités en place – en d’autres termes, de la finalité morale du pouvoir.
La prophétie
Dans les Damnés de la Terre, le célèbre intellectuel panafricain, Frantz Fanon, a donné une vision perspicace des pièges de la conscience nationale en ce qui concerne l’unité africaine.
“Les peuples d’Afrique n’ont appris que récemment à se connaître eux-mêmes. Ils ont décidé, au nom du continent tout entier, de peser fermement contre le régime colonial. Maintenant, les bourgeoisies nationalistes, qui, région après région, s’empressent de faire leur propre fortune et d’instaurer un système national d’exploitation, font tout leur possible pour mettre des obstacles sur le chemin de cette ‘utopie’. Les bourgeoisies nationales, qui savent très bien quels sont leurs objectifs, ont décidé de barrer la route à cette unité, à cet effort coordonné de la part de deux cent cinquante millions d’hommes pour triompher en même temps de la stupidité, de la faim et de l’inhumanité.”
Fanon était en avance sur son temps. Il avait compris que des forces internes inciteraient les faibles dirigeants africains à agir contre les intérêts de leur propre peuple et retarderaient davantage notre progrès en tant que continent. Poussant son observation jusqu’à sa conclusion logique, il affirmait : “C’est pourquoi nous devons comprendre que l’unité africaine ne peut être réalisée que par la poussée vers le haut du peuple, et sous la direction du peuple, c’est-à-dire au mépris des intérêts de la bourgeoisie.”
Soixante ans après la publication du livre de Fanon, ses mots restent une mise en accusation de ceux parmi les dirigeants africains qui n’ont pas réussi à donner un sens à leur privilège en faisant preuve de la seule qualité qui était censée venir avec le territoire – le leadership.
Les défis
Il existe certaines similitudes dans les défis auxquels sont confrontés le président Filipe Nyusi du Mozambique et le président Tshisekedi de la RDC. Tout d’abord, ils ont tous les deux hérité d’appareils de sécurité corrompus et de la méfiance de la population à l’égard des autorités, qui est due aux lacunes des administrations précédentes. Deuxièmement, ils doivent également faire face à des populations traumatisées soumises à la violence des groupes armés et des services de sécurité, à une opposition politique peu inspirée et destructrice dont la seule raison d’être est de s’opposer à toute décision du gouvernement, quels que soient ses mérites; et à des groupes de la société civile bénéficiant du financement extérieur qui sont des chambres d’écho des récits occidentaux sources de conflits. Enfin, sur le plan politique, les deux présidents se sont engagés à ramener la paix dans leurs pays respectifs, et leur succès ou leur échec à cet égard pourrait être le facteur décisif dans leurs tentatives respectives de réélection. Ce qui différencie les deux, cependant, c’est la façon dont ils gèrent ces défis et la pression connexe des forces internes sur leurs administrations respectives.
Le courage politique de Nyusi
Le président Nyusi a décidé d’accomplir la tâche herculéenne de répondre aux attentes de la population. Pour y parvenir, il a dû prendre des décisions impopulaires dans les cercles de l’élite de Maputo mais bien accueillies par la population délaissée de Cabo Delgado. Il a décidé de parier sur l’aide du Rwanda pour relever le défi de la sécurité dans son pays malgré les réticences des différents groupes de l’opposition et de la société civile qui constituent les composantes les plus vocales de la bourgeoisie mozambicaine. Avec environ 3 000 Mozambicains morts et 800 000 personnes déplacées à l’intérieur du pays à l’époque, et avant même que les forces rwandaises ne puissent établir un contrôle ferme de leurs zones d’opération, cette bourgeoisie (qui s’exprimait en toute sécurité depuis la capitale mozambicaine, Maputo, et était joyeusement relayée par les médias occidentaux) exigeait principalement “une stratégie de sortie pour les troupes rwandaises”. Le fait que les habitants de Mocimboa da Praia, l’un des districts les plus sévèrement touchés de la province de Cabo Delgado, dans le nord du Mozambique, étaient soulagés par la présence des forces rwandaises importait peu pour ces groupes d’élite qui semblaient avoir un agenda autre que celui de la protection de leurs compatriotes.
En septembre dernier, j’ai eu l’occasion de visiter Mocimboa et Palma, les deux districts de Cabo Delgado où opèrent les forces de sécurité rwandaises (Rwandan Security Forces ou RSF). Je n’ai pas été surpris de constater que l’histoire d’amour entre les RSF et les habitants de ces deux districts se poursuit sans être perturbée par les bruits de la bourgeoisie, qui a perdu son élan et sa pertinence. Les abus prédits par les activistes des droits de l’homme lors de l’annonce du déploiement rwandais ne se sont jamais matérialisés. Au contraire, Ismael, un habitant de Palma que j’ai rencontré au marché local avait un sourire spontané lorsque je l’ai interrogé sur l’état de cette relation.
“Ils nous respectent”, a-t-il expliqué laconiquement, ajoutant : “Les gens armés n’ont pas l’habitude de payer quand ils viennent au marché. Les Rwandais sont différents. Ils respectent nos biens et ils nous protègent.”
Ce sentiment a été repris à Mocimboa da Praia, où l’un des habitants a déclaré aux journalistes qui l’interrogeaient sur le même sujet : “Si les Rwandais partent, nous partirons avec eux.” Et de fait, les habitants des deux districts « votent avec leurs pieds », (c’est-à-dire par leurs actions) en faveur de l’intervention du Rwanda, puisque 60 000 des 800 000 déplacés internes sont déjà rentrés chez eux. Dans le même temps, la RSF, accompagnée des forces de sécurité et des dirigeants mozambicains, a introduit des activités – travaux communautaires, activités sportives et interventions médicales – qui ont prouvé leur efficacité au Rwanda en renforçant les liens et en instaurant la confiance au sein et entre les communautés, alors que les autorités mozambicaines s’empressent de rétablir les services de base, notamment la réouverture des écoles et des hôpitaux.
Nyusi comprend la nécessité de regagner le cœur des populations swahiliphones de Cabo Delgado qui avaient fini par croire qu’elles n’étaient pas une priorité pour l’élite de Maputo ou même considérées comme des citoyens du pays. Comme résultat, il a obtenu le soutien du parti au pouvoir, le FRELIMO, pour un troisième mandat consécutif, un exploit remarquable en soi si l’on considère que le parti n’avait pas exprimé publiquement son soutien à sa décision d’impliquer le Rwanda. Il a l’intention de maintenir et de poursuivre cet élan en menant une réforme du secteur de la sécurité et en renforçant les capacités des forces gouvernementales avec l’aide du Rwanda. D’ores et déjà, l’approche de Nyusi – qui consiste à privilégier les besoins des Mozambicains ordinaires par rapport aux vues des bourgeois – a porté ses fruits sur le front politique. On ne peut pas en dire autant de son homologue à Kinshasa.
L’approche d’apaisement des élites de Tshisekedi
Au début de son règne, Tshisekedi a cherché à marquer sa différence avec l’establishment politique de Kinshasa en affirmant la nécessité de coopérer avec les voisins, y compris le Rwanda, pour résoudre le bourbier sécuritaire causé par les décisions désastreuses des gouvernements congolais précédents : Le soutien aux groupes génocidaires opérant dans l’est de la RDC et l’incapacité à améliorer la vie des Congolais. Comme on pouvait s’y attendre, les liens croissants entre la RDC et le Rwanda ont attiré la colère des suspects habituels – la bourgeoisie même contre laquelle Frantz Fanon nous avait mis en garde – qui ont dépeint Tshisekedi comme une marionnette du Rwanda. À l’époque, cependant, Tshisekedi, surfant sur le capital politique hérité de son père, semblait déterminé à améliorer les relations entre les deux pays et à éviter le discours populiste et divisionniste qui faisait obstacle aux relations de bon voisinage depuis trop longtemps.
“Nous avons perdu tant d’années à être antagonistes l’un envers l’autre, à vivre dans la tension et dans une situation de guerre, mais aussi à partager la haine, maintenant ça suffit”, a déclaré Tshisekedi en juin 2021 après la signature de trois accords de coopération bilatérale avec son homologue rwandais, le président Kagame.
Mais au fil du temps et à l’approche de la période électorale, sa détermination s’est estompée à mesure que la pression de la bourgeoisie congolaise augmentait. Externaliser la responsabilité de l’incapacité de son gouvernement à tenir ses promesses initiales est apparu comme le meilleur moyen d’apaiser ces élites afin d’écarter la perspective d’une défaite électorale imminente. Cette approche d’apaisement a eu des conséquences sur le front de la sécurité puisqu’elle a mis fin aux pourparlers officieux entre le gouvernement de la RDC et le M23, un groupe d’autodéfense des populations rwandophones que, contre toute évidence, la bourgeoisie de Kinshasa s’obstine à décrire comme un groupe armé rwandais. La décision ultérieure du M23 de reprendre les combats pour faire pression sur Kinshasa afin qu’elle applique l’accord de paix du 23 mars 2009 a été un prétexte suffisant pour que le gouvernement revienne sur tous les traités de coopération avec le Rwanda. La bourgeoisie nationaliste avait gagné et le peuple congolais était laissé à lui-même alors que l’insécurité grandissait, avec des milliers de personnes fuyant à nouveau leurs maisons.
Aujourd’hui, comme toujours, la haine contre les communautés rwandophones du Congo et la rhétorique anti-rwandaise dans les forums internationaux sont les deux principales caractéristiques de cette dynamique politique, qui est censée culminer avec la réélection de Tshisekedi pour un second mandat. Pour le président de la RDC, ces tactiques se nourrissant de la haine et de l’ignorance et apaisant l’élite étaient sans aucun doute la voie la plus facile à suivre par rapport à la tâche plus difficile de répondre réellement aux attentes de la population. Malheureusement, lorsque la poussière retombera, les Congolais ordinaires de l’Est se rendront compte que rien n’a fondamentalement changé dans la manière dont la bourgeoisie de Kinshasa se répond à leurs aspirations à la paix – son indifférence et son rejet du droit des rwandophones congolais à la protection. Avec le recul, les mots de Fanon n’ont jamais été aussi vrais : “L’unité africaine ne peut être réalisée qu’au dépend des intérêts de la bourgeoisie”.
La boussole morale
Les deux approches présentent des différences évidentes : là où Nyusi reconnaissait la nécessité d’assurer le droit à la sécurité des populations swahiliphones, Tshisekedi a de facto privé les communautés congolaises rwandophones de ce droit en qualifiant le M23 de mouvement terroriste et en tolérant les discours de haine à leur encontre. Là où Nyusi a poursuivi un impératif stratégique à long terme, son homologue de la RDC a poursuivi un impératif tactique avec un objectif à court terme. En fin de compte, là où le premier a pris un risque politique audacieux contre la bourgeoisie nationale en assurant la vie du peuple, le second a choisi l’apaisement comme moyen d’assurer sa victoire électorale.
Au moment où les contours d’une intervention militaire régionale semble s’affinent, les paroles de Fanon devraient servir de boussole morale aux dirigeants africains qui conçoivent des moyens de résoudre l’énigme congolaise, car il existe des différences notables avec la situation au Mozambique. En effet, les fondamentalistes de Cabo Delgado ont imposé un règne de terreur, provoqué le déplacement de centaines de milliers de personnes, incendié des maisons, des bureaux administratifs, des écoles et des hôpitaux, et détruit des infrastructures énergétiques. Leur objectif avoué est d’instaurer la charia contre la volonté des citoyens, sur leurs tombes s’il le faut. Alors même que ces terroristes exploitaient des griefs réels liés à l’échec de la gouvernance pour attirer des recrues, il a été impossible de trouver parmi eux des acteurs rationnels pour mettre fin à leur violence par des moyens non militaires.
La RDC est différente et plus complexe. Des groupes tels que le M23 cesseraient d’exister si les Congolais rwandophones étaient traités comme des citoyens dans leur propre pays et si le gouvernement de la RDC s’engageait à respecter les accords de paix existants et son mandat de protéger ses populations des groupes génocidaires violents. En d’autres termes, il existe une possibilité de résoudre une partie de la violence par des moyens pacifiques.
Mais cela n’est possible que si le peuple, et non la bourgeoisie, est au centre des discussions et des préoccupations des dirigeants.