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Les Africains méritent-ils la liberté s’ils acceptent librement d’être dominés ?

Il apparait que celui qui nomme contrôle la réalité et le destin de celui qui est nommé.
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Le débat sur l’identité a longtemps dominé le discours politique et intellectuel de l’Afrique postcoloniale. Une grande partie du débat porte sur le démantèlement de l’héritage colonial. Par exemple, d’importantes questions se posent toujours à savoir si les Africains doivent continuer à porter des noms européens et si les villes et les points de repère africains doivent garder les noms qui leur ont été donnés pendant la colonisation ; si les monuments des principales figures coloniales doivent rester ou s’ils doivent être démantelés en s’inspirant des actions menées ces dernières années par des mouvements tels que #Rhodesmustfall.

L’identité en tant que telle ne peut pas être ignorée. Elle est intrinsèque à l’existence de la vie humaine. C’est par son identité que l’on met en exergue ce qui est important pour soi et que l’on laisse de côté ce qui est accessoire. Cela est vrai pour tous les aspects de la vie humaine : économique, politique, social, culturel et même spirituel. La façon dont nous nous identifions laisse deviner non seulement ce que nous apprécions le plus, mais aussi les personnes avec qui nous partageons des valeurs communes, une vision du monde partagée.

Considérons un arbre par exemple. Le fait qu’il soit nommé « Arbre » indique une relation évidente avec l’humain car ce mot n’a de sens que pour cet humain qui l’a ainsi nommé. C’est en le nommant qu’il crée une relation avec sa psyché, et son intellect peut ainsi percevoir cet « arbre » dans sa propre réalité : l’arbre est un élément vital pour notre respiration grâce à l’oxygène qu’il produit, ses feuilles contribuent à la fabrication des médicaments, … on doit donc le préserver; ou encore, on peut l’abattre car son bois permet de fabriquer des chaises pour notre confort.

Il en va de même pour les relations humaines : l’identité peut être une question de vie ou de mort, bien souvent littéralement, mais pas toujours. Si le fait de nommer un arbre le matérialise et définit aussi sa raison d’être, alors celui qui nomme les humains matérialise aussi son rapport avec eux (sa relation) ainsi que leur raison d’être : leur droit de vie ou de mort, leur droit au bien être (à une vie épanouie) ou à une vie de misère.

Il apparait donc que celui qui nomme définit la réalité dans laquelle va évoluer celui qui est nommé, et donc  son destin. Dans son analyse du lien entre la guerre coloniale et les troubles mentaux, Frantz Fanon souligne le devoir absolu de l’indigène de se libérer de la violence à laquelle il est assujettit en se renommant et en devenant une nouvelle personne.

De l’indigène et du colon, il dit : ” […] Leur première rencontre est marquée par la violence et leur existence commune – c’est-à-dire l’exploitation de l’indigène par le colon – se poursuit à grand renfort de baïonnettes et de canons. Le colon et l’indigène sont de vieilles connaissances. En fait, le colon a raison quand il dit qu’il les connaît bien. Car c’est le colon qui a fait naître l’indigène et qui perpétue son existence. […]

La décolonisation apporte un rythme naturel introduit par des hommes nouveaux, et avec ce rythme, une nouvelle langue et une nouvelle humanité naissent. La décolonisation est une véritable création d’hommes nouveaux. Mais cette création ne doit rien de sa légitimité à une quelconque puissance surnaturelle ; la “chose” colonisée devient homme au cours du même processus par lequel elle se libère.”

En d’autres termes, la décolonisation n’est incomplète que lorsqu’elle donne naissance à une personne nouvelle capable de s’engager dans un monde compétitif froid dont la dynamique implique un bras de fer, une lutte pour “l’équilibre des forces” entre les groupes, les nations et les blocs régionaux. Dans cette recherche de l’équilibre et dans cette lutte pour la suprématie, différents groupes défendent leurs intérêts collectifs qui émanent de ce qu’ils considèrent être leur identité, cet élément qui définit le soi et l’autre. Un  enfant  peut décider de mourir pour les intérêts de sa famille parce qu’il lie sa vie à celle de sa famille dans un cadre où ces intérêts importent et doivent être protégés plus que toute autre chose. À l’échelle mondiale, ce même mécanisme prévaut. Ceux qui se sont organisés autour d’une identité commune sont toujours plus forts que ceux dont les identités sont disparates, quelle que soit leur prétention à un sentiment de fierté et d’appartenance. Il n’y a pas de fierté dans la vulnérabilité et l’acquiescement à la domination par d’autres peuples ayant une identité plus significative.

Le but de la domination est de recadrer la réalité du dominé pour qu’elle serve les intérêts du dominant dans toutes les sphères de la vie humaine : économique, politique, culturelle et spirituelle. Invariablement, le but de la domination est de faire en sorte que les dominés confondent leurs intérêts avec ceux du pouvoir dominant et occultent leur vulnérabilité. En conséquence, si le dominé s’investi consciemment dans une identité qui renforce cette domination, alors il ne mérite pas d’être libre car, ce faisant, il s’est lui-même engagé dans sa servitude.

Pour l’Afrique, sans la mémoire et la conscience d’un passé commun – l’identité – , il est difficile de reconnaitre ses amis avec qui on confond ses ennemis, et il n’est pas possible non plus de concevoir avec ces derniers un avenir partagé et des intérêts en commun.

Identité et pardon

Le pardon est un concept fondamental quand on traite du sujet de l’identité.  C’est un concept politique qui protège  la relation à l’autre liée à l’histoire et ainsi que l’ expérience partagée. En outre, la question de savoir qui pardonner et qui punir est liée aux intérêts que nous poussent à pardonner – le pardon stratégique.

Cependant, sans identité autre que celle héritée de la colonisation, il devient difficile de discerner ceux avec qui on partage des intérêts et qui méritent donc d’être pardonnés.  A l’échelle du groupe (de l’ensemble / collective), le désir de réussite et d’accomplissement détermine quels intérêts poursuivre. De plus, ceux qui ont historiquement soutenu ou saboté cette poursuite resteront dans la mémoire collective  et étiquetés soit comme ami soit adversaire. Plus encore, cette mémoire est préservée par le système éducatif car la survie de la prochaine génération en dépend. Un peuple qui oublie et pardonne facilement s’expose à la récurrence des abus, de la violence et des manipulations. Un tel peuple ne mérite pas non plus de grâce. En effet, l’exercice du pardon et de l’oubli est un instrument politique essentiel qui ne peut être réduit à la recherche de la tranquillité d’esprit.  L’expérience historique est bien plus qu’un simple évenement du passé. C’est au contraire un atout pour tout peuple qui souhaite s’affirmer.

Le psychologue clinicien Amos Wilson observait : “Nous sommes plus victimes de notre histoire lorsqu’on ne la connait pas.” Si nous, les Africains, pardonnons à – et oublions – ceux qui nous oppriment sans cesse, ce n’est pas parce que nous sommes des “gens bien” ou “spirituels”. Ce n’est pas non plus parce que notre comportement se fait l’écho des valeurs ancestrales de l’Ubuntu. Non, c’est parce nous sommes incapables de définir un paradigme d’identité et de mémoire collective qui détermine non seulement qui pardonner, mais aussi  pourquoi pardonner .

Des siècles de domination ont conditionné l’Africain à donner la priorité aux intérêts étrangers par rapport aux  siens. De même, la déférence et le pardon qui viennent “naturellement” lorsque les Africains interagissent avec leurs oppresseurs offrent un contraste frappant avec l’envie qu’ils expriment de “punir” leurs semblables et d’entretenir des rivalités “ataviques” entre eux.  Cette vision déformée du monde n’est que le résultat d’une identité déracinée. C’est un arbre sans racines, incapable de donner naissance à une forêt.

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