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La dent de Lumumba et la manque de courage des dirigeants africains

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La dépouille du Premier ministre congolais assassiné, Patrice Emery Lumumba, a été rendue à sa famille. “Les restes ne sont rien d’autre qu’un morceau de la dent de Lumumba, conservée en Belgique depuis son assassinat le 17 janvier 1961. Cette restitution met un point final à un processus inutilement long visant à mettre un terme à l’histoire de la famille de Lumumba, du pays et du continent. S’il n’y avait pas eu, en 2016, un recours en justice intenté par Ludo de Witte auteur de L’Assassinat de Lumumba (The Assassination of Lumumba), le sort de la dent de Lumumba pourrait encore être incertain aujourd’hui.

Destruction du corps noir

Les détails de l’assassinat lui-même sont bien documentés et révèlent une rencontre morbide aux mains de colonialistes impitoyables agissant de mèche avec leurs laquais locaux. Il y a toujours eu quelque chose de fondamentalement dérangeant dans la manière dont les colonialistes et les suprémacistes blancs ont cherché à détruire les corps des Noirs. Ils le font encore aujourd’hui. Lumumba, aux côtés de Joseph Okito (ancien vice-président du sénat) et de Maurice Mpolo (ancien ministre de la jeunesse et des sports) ont d’abord été exécutés par un peloton d’exécution, puis leurs corps ont été découpés en morceaux avant d’être dissous dans de l’acide sulfurique. Cette obsession de la destruction d’un corps noir, qui plus est habité par une personne de la stature d’un Premier ministre, est régulièrement passée sous silence dans la plupart des commentaires. Pourtant, cet acte au Congo – précédé par la demande du roi belge Léopold II de couper les membres des Africains qui ne respectaient pas les quotas de production de caoutchouc – révèle la nature exacte de la dépravation euro-américaine qui nous a donné l’esclavage et le colonialisme, ainsi que les préjudices qui en découlent.

Le Congo a obtenu son indépendance de la Belgique en juin 1960. Lorsque Lumumba est devenu Premier ministre, les colonisateurs et leurs alliés occidentaux, en particulier la France et les États-Unis d’Amérique, ont craint que ce pays stratégique et riche en minerais ne devienne amical envers l’Union soviétique et ne nuise ainsi aux perspectives néocoloniales de l’Occident. C’était en pleine guerre froide, après tout. Il fallait donc déposer Lumumba, un révolutionnaire doté d’un plan et d’une vision pour redresser les torts coloniaux et restaurer la dignité du peuple congolais. C’est ainsi qu’en septembre 1960, deux mois à peine après avoir été nommé Premier ministre, Lumumba a été renversé. Dans les mois qui ont précédé son assassinat, il a tenté en vain de reprendre le contrôle du gouvernement.

Fondamentalement, l’ampleur de la destruction des corps noirs renvoie donc à la question de l’identité et de la dignité. Couper les membres d’enfants au Congo parce qu’ils n’ont pas produit assez de caoutchouc, c’est porter atteinte à leur dignité. Assister sans rien faire à un génocide contre les Tutsi au Rwanda – peut-être même en attisant et en finançant les flammes de la haine – c’est porter atteinte à la dignité. Bombarder des écoles, comme l’a fait le gouvernement rhodésien dans ce qui est aujourd’hui le Zimbabwe, c’est porter atteinte à la dignité. D’innombrables autres exemples déchirants existent sur le continent et au-delà, chacun d’entre eux prouvant à quel point la vie et la dignité des Noirs n’ont aucune valeur aux yeux des colonialistes et des suprématistes blancs.

Dans le cas de Lumumba, en particulier, il ne faut pas perdre de vue qu’au-delà de l’impact politique de son assassinat, c’est une famille qui a été privée d’un mari, d’un père, d’un frère, d’un oncle et d’un ami. Cela est important car, si l’on considère la tentative du colonialisme de détruire le noyau familial noir, on peut voir à quel point l’obsession et la destruction du corps noir par les colonialistes et les suprémacistes blancs est dangereuse. Cela explique également pourquoi la question de la dignité de Lumumba et de sa famille n’a pas échappé à sa fille, Juliana, qui, en 2020, a réagi à l’annonce de la restitution de la dent de son père en déclarant : “Ma première réaction est, bien sûr, que c’est une grande victoire parce qu’enfin, 60 ans après sa mort, la dépouille mortelle de mon père, mort pour son pays et son indépendance et pour la dignité des Noirs, va revenir sur la terre de ses ancêtres.”

Indépendance, indignité et douleur noire

Ce n’est pas un hasard si l’assassinat de Lumumba et la décapitation de son corps qui s’en est suivie reflètent la violence infligée aux corps noirs dans le monde entier depuis la nuit des temps. Même en 2022, lorsque de jeunes Noirs d’Europe de l’Est parlent du racisme qu’ils rencontrent, et lorsque des footballeurs professionnels noirs et d’autres sportifs professionnels doivent “prendre un genou” en guise de déclaration contre le racisme, tandis que beaucoup d’autres continuent à ponctuer leurs messages sociaux du hashtag #BlackLivesMatter, la violence subie par le corps noir est toujours douloureuse. Loin des performances des médias sociaux, des enfants sont violés par des soldats de la paix de race blanche dans des pays comme la République centrafricaine (RCA), et d’autres enfants, dans des pays comme le Malawi, sont obligés de chanter, sur vidéo, des insultes racistes dégradantes pour le divertissement des utilisateurs chinois des médias sociaux. Il s’agit d’un constat tragique de l’état de la condition noire à l’échelle mondiale. Et ce n’est même pas un dixième de ce qui se passe actuellement dans le monde !

La question doit donc être posée : pouvons-nous jamais élever la guerre contre le corps noir si nous, en tant qu’Africains, ne nous investissons pas dans la commémoration des fosses communes ; si nous ne sommes pas prêts à éprouver de l’empathie pour les membres coupés, les yeux arrachés, les corps décapités ; si nous ne sommes pas prêts à comprendre les perturbations qui ont accompagné les villages rasés ; et si nous ne sommes pas prêts à prendre notre Indépendance au sérieux ? Si nous n’affrontons pas nos blessures ouvertes et si nous ne comprenons pas la douleur qui nous a été infligée – à nos corps noirs – et la mesure dans laquelle ce mal nous a déshumanisés, il ne peut y avoir de mouvement concret et décisif vers la voie de la libération et de la liberté qui l’accompagne – la liberté d’être ce que l’on veut être. C’était le dénominateur commun de la plupart des luttes de libération menées à travers l’Afrique. Il est donc surprenant que cet acte de résistance le plus important du continent soit souvent réduit à une commémoration passive, généralement à l’occasion de la fête de l’indépendance d’un pays. Pour être juste, cela s’explique en partie par le fait que la signification de l’indépendance a été vidée de son sens par l’ordre néocolonial qui a suivi l’indépendance dans la plupart des pays, ne changeant rien structurellement, mais simplement le visage de l’oppresseur.

C’est précisément pour cette raison qu’une personne comme Lumumba est importante. Au moment de l’indépendance, les dirigeants politiques qui ont pris leur indépendance au sérieux ont été soit déstitués, soit assassinés. C’est le sort qui a été réservé à des personnalités comme Kwame Nkrumah (Ghana), Patrice Lumumba (Congo) et Samora Machel (Mozambique). D’autres, comme Amilcar Cabral (Guinée-Bissau et Cap-Vert) ont été assassinés à la veille de l’indépendance, avant même d’avoir pu accéder au pouvoir. D’autres encore, comme Thomas Sankara (Burkina Faso), qui se sont levés pour lutter contre le néocolonialisme, ont également été assassinés alors qu’ils étaient au pouvoir. Ce que ces dirigeants ont en commun – et il y a quelques autres exemples sur le continent – c’est qu’ils étaient déterminés à détruire les ramifications du pouvoir colonial et leurs machinations dans l’État indépendant.

C’est ainsi, par exemple, que le diplomate belge Jacques Brassine a décrit Patrice Lumumba : “Il était dangereux. Il n’était pas ouvert aux solutions que nous voulions parfois appliquer”. Connaissant la vision de Lumumba pour le Congo et le reste de l’Afrique, cela signifie que la Belgique était opposée à l’unité des Africains, à leur indépendance et à leur droit à l’autodétermination. Mais cela ne s’arrête pas là. Justifiant l’assassinat de Lumumba, l’espion belge Louis Marlière a déclaré un jour : “Il [Lumumba] a choisi le mauvais camp”. Et, bien sûr, le “mauvais côté” dans ce contexte signifie que Lumumba a choisi la liberté pour les peuples opprimés au lieu de se conformer aux exigences néocoloniales de la Belgique et de l’Occident. Après tout, à la veille de l’indépendance, Lumumba avait déclaré, d’un ton quelque peu provocateur : “Nous sommes certains de savoir où nous allons”.

Le jour même de l’indépendance, le 30 juin 1960, le roi des Belges, Baudouin, s’est exprimé en ces termes dans son discours : “L’indépendance du Congo est le couronnement de la mission conçue par le génie du roi Léopold II, entreprise par lui avec une courageuse ténacité et poursuivie avec une grande persévérance”. Cette déclaration serait d’un ridicule écœurant si elle ne tentait pas de minimiser et d’invalider l’action des Congolais dans la lutte pour leur indépendance. Au moins, il y a une cohérence avec le dégoût et l’aversion de la Belgique pour un pays qu’elle a colonisé, dont elle a amassé les richesses, et dont elle a mutilé, torturé et tué des millions de personnes.

Lumumba n’avait pas prévu de prendre la parole ce jour-là, mais il savait qu’il devait corriger non seulement les erreurs historiques passées, mais aussi celle dont il venait d’être témoin dans le discours prononcé par Baudouin. Il s’est donc levé pour prendre la parole : “Vous qui avez lutté pour l’indépendance et qui êtes aujourd’hui victorieux, je vous salue au nom du gouvernement congolais”, a-t-il déclaré. “Je salue tous nos amis qui se sont battus sans relâche à nos côtés. Nous avons subi les insultes et les sarcasmes, les coups que nous devions endurer du matin au soir juste parce que nous sommes Africains. Nous avons appris que la Loi n’était jamais la même, selon qu’elle s’appliquait aux Blancs ou aux Noirs. Qui n’oubliera jamais les fusillades, ou les cellules de prison barbares qui attendaient ceux qui refusaient de se soumettre à ce régime d’injustice et d’exploitation”.

Une Afrique qui a perdu de son mordant      

En 2015, lors d’un séjour à Kinshasa, j’ai visité une statue honorant la mémoire de Lumumba. Dans mes réflexions sur cet événement, j’ai écrit ailleurs : ” à la hauteur de Lumumba, perché sur ce bloc de béton, je ne pouvais pas exactement voir la plénitude de son visage. Pour une raison quelconque, je me suis souvenu d’une scène d’un des documentaires que j’ai regardés sur lui. Dans cette scène, un fonctionnaire belge, un homme blanc, brandit la dent de Lumumba devant la caméra et dit qu’il a gardé ce morceau de dent parce que Lumumba “avait de très bonnes dents”. Cet homme, Gérard Soete, est l’un des assassins de Lumumba”.

J’ai poursuivi : “mon intérêt pour le visage de Lumumba a été déclenché par le besoin de m’assurer, de confirmer, si dans ce monument qui avait été érigé, il avait toutes ses dents. Je me suis moqué de moi-même pendant un bref instant pour avoir nourri des pensées aussi “stupides”. Pourtant, si ce monument était une tentative de récupération et de soutien de la mémoire, il fallait s’assurer qu’il ne réhabilitait pas seulement la mutilation causée par le colonialisme, mais qu’il reconfigurait également la représentation véridique d’un héros tel que Patrice Lumumba”.

Soete est mort en homme impénitent, à l’image de son pays, la Belgique, et de ses alliés occidentaux. C’est là que réside une leçon essentielle pour l’Afrique : choisissez vous-même ; ne vous excusez pas de choisir ce qui est le mieux pour vous. Pourtant, au fur et à mesure que le temps passe depuis ce premier moment d’indépendance au Ghana en 1957, l’Afrique n’a cessé de perdre – faute d’un meilleur mot – son mordant. Nous perdons sur tous les fronts, devenant un peuple vaincu et sans espoir. Sans mordant, en fait, malgré une population massive, de vastes gisements de minerais, des conditions climatiques favorables, un talent et une résilience inégalés. Nous perdons parce que la plupart de nos dirigeants ont laissé le colonialisme se réinventer continuellement au sein de nos soi-disant États indépendants. Il n’est donc peut-être pas surprenant qu’il ait fallu plus de 61 ans pour que la dent de Lumumba soit restituée, et quand elle l’a été, ce n’était même pas aux conditions de l’Afrique !

On espère que le retour de la dent de Lumumba, ce mois-ci, inspirera une génération de dirigeants courageux et patriotiques dans toute l’Afrique, qui se lèveront et lutteront pour un continent meilleur. Alors que le monde qui nous entoure change et que les menaces impériales contre l’Afrique augmentent, il serait insensé de ne pas réaliser que nous sommes entrés de plain-pied dans la phase d’une nouvelle lutte de libération. L’histoire exige que nous renouions avec nos aspirations communes à la liberté et à la prospérité, ces mêmes aspirations qui ont poussé des millions de personnes – comme Lumumba, par exemple – à résister et à combattre le colonialisme. Si nous ne pouvons pas le faire pour nous-mêmes, il est impératif que nous le fassions pour la postérité.

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