L’Union africaine (UA) a fixé un thème très ambitieux pour 2021 : “Les arts, la culture, et le patrimoine : Leviers pour construire l’Afrique que nous voulons”. A priori, on pourrait s’enthousiasmer de voir un thème aussi audacieux, évocateur et nécessaire intégré au programme annuel de l’UA. Mais pour les ingénus, nous ne devrions pas parler de “construire l’Afrique que nous voulons” près de 65 ans après le premier moment d’indépendance en Afrique – au sud du Sahara. Au contraire, nous devrions nous demander furieusement pourquoi, tant d’années plus tard, l’Afrique que nous voulions à l’indépendance n’a pas encore vu le jour. C’est la véritable tragédie de notre époque.
Après tout, c’est sur cette même base qu’une grande partie de la libération de l’Afrique a été menée. Comme l’avait observé avec justesse Amilcar Cabral, le révolutionnaire du Cap-Vert et de la Guinée-Bissau, dans la perspective de la lutte de libération, “le peuple [colonisé] n’est capable de créer et de développer le mouvement de libération que parce qu’il maintient sa culture vivante malgré la répression continuellement organisée de sa vie culturelle, et qu’il continue à résister culturellement même lorsque sa résistance politique et militaire est détruite. C’est la résistance culturelle qui, à tout moment, peut prendre de nouvelles formes – politiques, économiques, militaires – pour lutter contre la domination étrangère.”
Alors que le néocolonialisme et l’occidentalisation ravagent l’Afrique, ceux qui cherchent à construire “l’Afrique que nous voulons” devraient clairement exprimer ce que cela signifie en termes pratiques. S’agit-il d’un appel à mener une résistance coordonnée face au néocolonialisme et à commencer ainsi à affirmer l’indépendance de l’Afrique dans le nouvel ordre mondial qui émerge ? Ou s’agit-il, peut-être, d’un autre slogan vide qui ne cherche pas à modifier et à améliorer fondamentalement la position de l’Afrique dans le monde ? Dans le premier cas, il y a, comme toujours, des leçons importantes à tirer du passé.
Faire barrage à l’impérialisme
“L’impérialisme est partout”, avait dit un jour le révolutionnaire burkinabé, le capitaine Thomas Sankara, ajoutant que “par la culture qu’il diffuse, par sa désinformation, il nous amène à penser comme lui, il nous amène à nous soumettre à lui, et à accompagner toutes ses manœuvres. Pour l’amour du ciel, nous devons nous opposer à l’impérialisme !”
L’une des principales limites d’institutions telles que l’UA demeure leur incapacité à faire obstacle à l’impérialisme. Bien sûr, ce qui se passe à l’UA est, en soi, une indication de la mesure dans laquelle la plupart des pays africains se sont subordonnés aux intérêts impériaux, perpétuant un modèle néocolonial qui nie continuellement toute évolution vers une véritable indépendance africaine. Pour Sankara, par exemple, se mettre en travers du “chemin de l’impérialisme” signifiait que l’imagination des Burkinabè devait être mise au défi, et que les citoyens devaient être encouragés et mis au défi de tout repenser. “Comme je vous l’ai déjà dit”, déclarait Sankara dans l’un de ses discours publics, “il [l’impérialisme] va passer à une phase violente. C’est l’impérialisme qui a organisé le débarquement de troupes dans certains pays que nous connaissons. C’est l’impérialisme qui a armé ceux qui tuent nos frères en Afrique du Sud [apartheid]. C’est l’impérialisme qui a assassiné les Lumumbas [Patrice], les Cabrals [Amilcar] et les Nkrumahs [Kwame].”
La référence à Lumumba (Congo), Cabral (Cap-Vert et Guinée-Bissau) et Nkrumah (Ghana) est significative en raison du lien que Sankara établit entre le néocolonialisme et la chute du gouvernement de Lumumba en 1960, l’assassinat de Cabral en 1973, deux ans avant que la plupart des colonies portugaises n’obtiennent leur indépendance, et le coup d’État de 1966 contre Kwame Nkrumah, qui l’avait forcé à s’exiler en Guinée.
La sécession de Moise Tshombe dans la province congolaise du Katanga, riche en minéraux, soutenue par la Belgique, la France et les États-Unis d’Amérique, montre comment les intérêts néocoloniaux ont mobilisé et amplifié les différences ethniques dans le but de créer la division. Il s’agissait d’un cas classique de la tactique de “diviser pour régner” souvent déployée par les colonialistes. Lumumba fut assassiné par ses compatriotes, aidés à le capturer par la Belgique, la France et les États-Unis. De même, Cabral fut assassiné par ses propres camarades parce que certains membres du parti voulaient construire une nation basée sur des intérêts ethniques, alors que Cabral était un nationaliste. Dans ce cas également, les assassins furent soutenus par les Portugais. “Pendant quatre ans,” disait Cabral, “l’un des objectifs fondamentaux des Portugais, mais aussi d’autres dirigeants du parti, a été de me tuer. Parce qu’ils croient que s’ils me tuent, c’en est fini de notre combat.” Et, le coup d’État contre Nkrumah fut exécuté par les Ghanéens avec le soutien et l’appui des puissances occidentales, les États-Unis en particulier. Après le coup d’État, un mémorandum adressé au président américain de l’époque, Lyndon Johnson, déclarait : “le coup d’État au Ghana est un autre exemple d’une aubaine fortuite. Nkrumah faisait plus pour saper nos intérêts que tout autre Africain noir. En réaction à ses penchants fortement pro-communistes, le nouveau régime militaire est presque pathétiquement pro-occidental.” Il va sans dire que la plupart des gouvernements africains actuels sont “pathétiquement pro-occidentaux”, car ils ont été mis au pas depuis l’indépendance.
Des masses qui se dressent contre l’impérialisme ?
Il est significatif que ces trois événements majeurs, qui montrent l’étendue de l’intervention néocoloniale dans certaines parties de l’Afrique, aient été accueillis par des réactions discrètes de la part des masses populaires. Il faut donc se demander pourquoi les peuples de ces pays ne se sont pas soulevés et n’ont pas protesté contre l’assassinat de Lumumba au Congo, de Cabral en Guinée, ou le renversement de Nkrumah au Ghana. Bien que Lumumba et Nkrumah avaint réussi à acquérir le pouvoir de l’État et que Cabral était également sur le point de le faire, les masses populaires n’étaient toujours pas organisées de manière indépendante, en dehors de l’État, pour pouvoir exercer et exprimer leur pouvoir. Par conséquent, une fois le pouvoir de l’État usurpé par la destitution du dirigeant populaire, il s’avéra difficile pour les peuples de mener une protestation ou une résistance organisée car la source de leur pouvoir était devenue l’État, et pas nécessairement eux-mêmes. L’exemple de la tentative de coup d’État au Venezuela en 2002 nous fournit toutefois une contre-narration du sort réservé à Cabral, Lumumba et Nkrumah, et illustre le potentiel d’émancipation détenu par les masses populaires lorsqu’elles sont organisées de manière indépendante en dehors des limites de la politique étatiste, par le biais d’un leader populaire.
Le 11 avril 2002, Hugo Chavez, alors président du Venezuela, fût chassé du pouvoir pendant 47 heures. Élu en 2000, Chavez faisait face à une grève lancée par la Fédération nationale des syndicats (CTV). Lorsque les protestations des grévistes se dirigent vers le palais présidentiel de Miraflores, l’aile réactionnaire de l’armée demande à Chavez de démissionner, mais celui-ci refuse. Cependant, les militaires vont de l’avant et installent Pedro Carmona de la Fédération des chambres de commerce du Venezuela (Fedecámaras), qui suspend immédiatement la Constitution et dissout le Parlement et la Cour suprême. Mais dès le deuxième jour du coup d’État, alors que Carmona tente de défaire tout ce que Chavez avait mis en place depuis son arrivée au pouvoir, les masses progressistes, certains syndicats, d’autres mouvements et certains éléments au sein de l’armée commencent à résister contre Carmona et exigent qu’il démissionne. Ces groupes organisent des manifestations devant le palais présidentiel. Bientôt, dans la capitale, Caracas, les partisans de Chavez prennent le contrôle des médias, obligeant finalement Carmano à céder à la pression – alors que la garde présidentielle de Chavez à Miraflores reprend le contrôle du palais présidentiel – et à démissionner, fuyant ainsi en exil. La principale leçon à retenir est que les masses organisées de manière indépendante n’ont pas nécessairement besoin du soutien de l’État pour résister efficacement au néocolonialisme – et écrire leur propre histoire, pour ainsi dire. C’est le genre de soutien indépendant qui a manqué à Cabral, Lumumba, Nkrumah et Sankara (en 1987) lorsqu’ils ont été confrontés aux menaces néocoloniales. Dans le cas de Sankara, son assassinat et ses conséquences furent en contradiction avec la manière dont il était arrivé au pouvoir.
Pourquoi les masses du Burkina Faso ne se sont-elles pas soulevées pour défendre la révolution le 15 octobre 1987, au lendemain de l’assassinat de Sankara ? Il y a de nombreuses raisons ; mais principalement, cela dénote d’un échec de la part de Sankara – comme de Nkrumah, et, dans une certaine mesure, de Cabral avant lui – à imaginer et créer des formes de politique qui ne reposent pas sur l’appropriation de la volonté populaire par l’État – ou un leader populaire – afin de répondre aux aspirations du peuple à la liberté. La simple affirmation selon laquelle Sankara tirait son pouvoir des “masses populaires” ne suffisait manifestement pas à le protéger des machinations néocoloniales.
Afrique, post-néocolonialisme : La culture comme base du panafricanisme
Ce dont Sankara hérita en août 1983, vingt-trois ans après l’indépendance, était un État néocolonial fragile qui ne pouvait pas être autorisé par les intérêts impérialistes à donner l’exemple de ce que signifie une véritable indépendance. Par conséquent, toute tentative d’arracher le Burkina Faso des griffes du néocolonialisme avait été combattue par les réactionnaires, tant locaux qu’étrangers. Ainsi, l’exemple du Burkina Faso et du bref moment de pouvoir de Sankara – entre 1983 et 1987 – montre les limites de l’État postcolonial lorsque des politiques à contenu émancipateur sont introduites mais ne sont pas dirigées ou fondées sur des organisations populaires organisées de manière indépendante qui résistent aux réactions locales et étrangères en affirmant leur pouvoir collectif en dehors de l’État. La tragédie de Sankara est aussi celle de toutes les tentatives de révolution qui se produisent avant que les mouvements de masse aient eu l’occasion de se développer indépendamment de l’État.
Mais l’Afrique peut-elle se débarrasser du néocolonialisme sans s’appuyer sur des interventions étatiques ? L’existence de masses organisées de manière indépendante est-elle suffisante ? Oui, dans un monde idéal. À ce stade de la politique africaine, il est presque impossible de voir comment le changement peut se produire en dehors de l’État. Il est donc impératif de s’intéresser à l’organisation de l’État africain et à ses relations avec les autres.
Lors de la visite du président français de l’époque, François Mitterrand, au Burkina Faso en novembre 1986, Sankara avait exprimé son opposition à l’impérialisme de la France. Il protesta notamment contre la fourniture d’armes à l’Irak pendant sa guerre contre l’Iran, contre le soutien de la France à l’occupation de la République arabe sahraouie démocratique par le Maroc, contre les interventions militaires de la France au Tchad, où au moins 1 200 soldats étaient stationnés en permanence, et contre le bombardement de la Libye en avril 1986, par lequel la France avait cherché à renverser Mouammar Kadhafi. Sankara avait également protesté contre l’accueil chaleureux, en France, de Jonas Savimbi (un militant angolais) et de Pik Botha (l’un des architectes de l’apartheid en Afrique du Sud). Nous devons comparer cela avec la récente visite sur le continent de l’actuel président français, Emmanuel Macron, et la façon dont il est bien accueilli par les pays qu’il visite pour bien comprendre les faiblesses et la soumission de l’Afrique à l’impérialisme. Macron fut reçu en grande pompe et en fanfare malgré les préoccupations croissantes concernant le rôle que joue la France dans l’instabilité politique et économique de pays comme le Mali et le Mozambique, pour n’en citer que deux.
Certaines des actions pratiques de Sankara au pouvoir avaient un lien intrinsèque avec la culture et la contre-culture – de l’habillage national à l’émancipation des femmes en passant par l’idée de liberté, d’indépendance et de dignité, symbolisée par le changement de nom du pays de la Haute-Volta au Burkina Faso – Pays des Hommes intègres. Ainsi, le panafricanisme et l’internationalisme du Burkina Faso, sous Sankara, avaient été initiés comme une tentative de récupération et de mise en valeur d’une culture nationale. Ainsi, les engagements internationaux du pays étaient devenus l’expression de sa propre (r)évolution culturelle.
“Si la culture est l’expression de la conscience nationale, écrivait le révolutionnaire algérien Frantz Fanon, je n’hésiterai pas à affirmer que dans le cas qui nous occupe, c’est la conscience nationale qui est la forme la plus élaborée de la culture.” Dès lors, la réinvention du Burkina Faso nécessitait la création de nouvelles valeurs et institutions – ” une nouvelle conscience ” – découlant du fait de penser ” tout à neuf “. Après tout, ” c’est au cœur de la conscience nationale que vit et grandit la conscience internationale [panafricanisme] “, comme dirait Fanon.
D’autres théoriciens, Leela Gandhi par exemple, ont observé que le colonialisme “marque le processus historique par lequel l'”Occident” tente systématiquement d’annuler ou de nier la différence culturelle et la valeur du “non-Occident””. À cet égard, toute tentative d’auto-invention à la suite du (néo-)colonialisme doit donc viser la récupération d’une culture qui a été niée, désabusée et appropriée. Ainsi, dans ce domaine, il convient de noter que “le colonialisme ne prend pas fin avec la fin de l’occupation coloniale” car la fin du colonialisme ne signifie pas la restauration de la culture en soi. Au contraire, comme le dit éloquemment Fanon, “dans la situation coloniale, la culture, doublement privée de l’appui de la nation et de l’Etat, s’étiole et meurt. La condition de son existence est donc la libération nationale et la renaissance de l’État”. À ce titre, le dividende de l’indépendance devrait être “le saut [qui] consiste à introduire l’invention dans l’existence”, ajoute Fanon. En d’autres termes, les acquis de l’indépendance ou de la révolution doivent être visibles, expérimentés et partagés afin de construire une nouvelle société fondée sur une nouvelle humanité, elle-même inspirée par la culture. Est-ce donc cela que nous voulons pour l’Afrique ? Est-ce là la ligne de pensée que l’UA nous encourage à suivre en mettant l’accent sur “les arts, la culture et le patrimoine” dans son thème de l’année ? L’UA dit-elle qu’elle est maintenant prête à combattre la domination étrangère en utilisant les arts, la culture et le patrimoine ? Comme Cabral, encore une fois, nous informe : “C’est la résistance culturelle qui, à tout moment, peut prendre de nouvelles formes – politiques, économiques, militaires – pour combattre la domination étrangère.”
Il est intéressant de noter que l’intervention la plus passionnée de Sankara sur la culture eut lieu à Harlem, New York, en marge d’une assemblée générale des Nations unies (ONU). Il inaugurait alors une exposition sur l’art burkinabè au Third World Trade Centre lorsqu’il prit la parole. “Nous voulons qu’on nous laisse libres, libres de donner à notre culture et à notre magie tout leur sens”. Ici, Sankara fait écho – tant dans le discours que dans l’action qui l’accompagne – à Fanon : ” la responsabilité de l’Africain en matière de culture nationale est aussi une responsabilité en matière de culture afro-nègre. Cette responsabilité commune n’est pas le fait d’un principe métaphysique mais la conscience d’une règle simple qui veut que toute nation indépendante dans une Afrique où le colonialisme est encore enraciné est une nation encerclée, une nation fragile et en danger permanent.”
Ce “danger permanent” est le plus évident lorsqu’il ne rencontre pas une résistance ancrée dans une solidarité panafricaine et internationale pratique, car “le panafricanisme, dans sa forme la plus pure, a inspiré de grands espoirs non seulement aux Africains mais aussi aux Noirs de la diaspora”, comme le croyait Sankara. C’est précisément parce qu’il était conscient du “danger permanent” – le même danger auquel étaient confrontés Cabral, Lumumba et Nkrumah, etc. – que le panafricanisme et l’internationalisme du Burkina Faso ont évolué de la manière dont ils l’ont fait. De plus, cette résistance a commencé par un changement psychologique en comprenant que ceux qui nous avaient colonisés et continuent de le faire sont motivés par leur intérêt à nous soumettre en tant qu’Africains. C’est donc précisément pour cette raison que des théoriciens comme le bantou Stephen Biko nous avaient prévenus que “l’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est l’esprit de l’opprimé”. La possession de l’esprit de quelqu’un s’accompagne du pouvoir d’altérer la mémoire et l’imagination et donc d’aliéner une personne de sa culture, comme le dirait Ngugi wa Thiong’o.
Justifiant Harlem, New York, comme premier choix pour exposer la culture burkinabé, Sankara était sans équivoque : “C’est parce que nous pensons que le combat que nous menons en Afrique, principalement au Burkina Faso, est le même que celui que vous menez à Harlem. Nous pensons que nous, en Afrique, devons apporter à nos frères de Harlem tout le soutien dont ils ont besoin pour que leur combat soit lui aussi connu… Chaque chef d’État africain qui vient à New York devrait d’abord s’arrêter à Harlem. Car nous considérons que notre Maison Blanche est le Harlem noir”. Ceci, on peut le dire, était ” Black Lives Matter ” bien avant que le slogan ne devienne un bloc dans la construction de la résistance aux attaques contre les vies noires à travers le monde. Et c’est un témoignage puissant de la façon dont la culture peut être utilisée pour faire avancer le panafricanisme et connecter les luttes de ceux qui luttent contre le néocolonialisme et ses tendances impérialistes.
A qui appartient cette Afrique ?
Lutter pour la liberté sous le colonialisme, c’est avant tout lutter contre l’acte injuste de se voir refuser collectivement “la civilisation, la culture et l’histoire”, comme nous le rappelait souvent le regretté Ernest Wamba-dia-Wamba. Par conséquent, la production collective de civilisation, de culture et d’histoire au lendemain du néocolonialisme ne peut être un acte passif et individualiste. Il faut que ceux qui gagnent la liberté en obtenant l’indépendance deviennent les auteurs de leur propre histoire et les artisans de leur propre destin au fur et à mesure de leur décolonisation. Comme l’avait fait remarquer le philosophe Peter Hallward, par exemple, “la décolonisation est précisément cela, la conversion d’une passivité involontaire en une activité possédée ou assumée”.
Fanon avait aussi fait valoir de manière convaincante que si l’obtention de la liberté ne produit pas une conscience nécessaire à la construction de la nation, alors la liberté qui accompagne l’indépendance est sans valeur, et les sacrifices consentis dans la lutte contre le colonialisme et le néocolonialisme sont vains. Son affirmation, par exemple, que “l’expression vivante de la nation est la conscience en mouvement de l’ensemble du peuple… [et] l’action cohérente et éclairée des hommes et des femmes” implique la nécessité, voire l’exigence, d’actions continues dans la production de la civilisation, de la culture et de l’histoire – la nation. Et ce, précisément parce que ces trois éléments sont les produits de la “construction collective d’un destin” dont l’action est “la prise de responsabilité à l’échelle historique.” Historique” parce qu’être une nation libre et indépendante, c’est être maître de son destin, car les peuples deviennent des faiseurs d’histoire au sein de la nation.
En tant que telle, la “construction collective d’un destin” signifie qu’il devrait y avoir – une compréhension commune de la voie à suivre pour construire la nation après l’indépendance ou après le néocolonialisme. Cela signifie également que la liberté partielle acquise avec l’indépendance ne doit pas être traitée comme une fin en soi, mais comme la création des conditions nécessaires pour faire barrage au (néo-)colonialisme, se débarrasser complètement de son appareil idéologique en développant de nouveaux concepts, en générant et en mettant en œuvre de nouvelles idées et en découvrant de nouvelles pratiques qui rendent possible l’émergence d’une société émancipée, juste et égale.
Par conséquent, l’exercice de la liberté ne peut pas être passif mais doit être traité comme la condition qui permet ” l’expression vivante de la nation “, l’avènement d’une nouvelle société. Pour Fanon, l’individu qui choisit d’être passif – le “spectateur” – trahit l’exigence historique de la construction collective de la nation et, ce faisant, sape la lutte de libération. Dans le processus d’édification de la nation, “chaque spectateur est soit un lâche, soit un traître”, affirme Fanon. Dans la construction d’une nation soutenue par les rêves, les espoirs et les aspirations de la lutte de libération avant l’indépendance, les idées (idéologies) prennent forme, contenu et forme par le travail physique et mental (pratique) qui est déployé pour répondre aux besoins de la construction de la nation. L’idée que Fanon se fait d’une nation indépendante est donc une nation qui naît grâce “aux muscles et aux cerveaux des citoyens”. Par conséquent, les initiatives qui ne contribuent pas au développement et à l’avancement de la conscience nationale de ces citoyens (éducation politique et culturelle) doivent être ignorées, voire rejetées, car elles ne développent ni ne renforcent le caractère sacré de l’indépendance qui apporte la vraie liberté.
Fanon entend par là que chaque action entreprise dans le but de construire la nation doit être délibérée. Ces actions doivent aboutir à ce que les gens deviennent plus conscients et conscients de leur devoir envers la nation. Ce faisant, le peuple est capable de (ré)affirmer continuellement son indépendance et sa liberté. Ainsi, si les activités populaires dans la nation n’inspirent pas l’affirmation de la liberté, alors il est inutile, au mieux, selon Fanon, d’avoir mené la lutte de libération en premier lieu ; ou il peut simplement s’agir d’un gaspillage, au pire, pour l’État de dépenser des fonds, du temps et d’autres ressources dans la construction d’infrastructures qui ne renforcent pas la conscience nationale. Pour étayer ce point, Fanon donne l’exemple de la construction d’un pont. Il dit : “Si la construction d’un pont n’enrichit pas la conscience de ceux qui y travaillent, alors ce pont ne doit pas être construit et les citoyens peuvent continuer à traverser la rivière à la nage ou en bateau”. Le fait est que la participation des masses à la construction de la nation ne doit pas seulement renforcer la propriété, la conscience nationale et l’appartenance ; elle doit également révéler le niveau d’effort requis pour démanteler complètement le colonialisme, le néocolonialisme et leur appareil idéologique afin de pouvoir tout recommencer.
Au Burkina Faso, par exemple, Sankara semblait avoir légèrement suivi une ligne de pensée similaire à celle de Fanon, en ce qui concerne la construction de la nation. Dans un discours public de 1983, Sankara parla de l’autonomie dans la construction de l’infrastructure physique du pays. Il déclara : “vous allez construire afin de prouver que vous êtes capables de transformer votre existence et de transformer les conditions concrètes dans lesquelles vous vivez. Vous n’avez pas besoin de nous pour aller chercher des bailleurs de fonds étrangers, vous avez seulement besoin de nous pour donner au peuple sa liberté et ses droits.”
Lorsque, plus tard, le besoin s’était fait sentir, par exemple, de construire une ligne de chemin de fer reliant le sud et le nord du Burkina Faso afin de faciliter la circulation des personnes et des biens, les donateurs multilatéraux et les institutions financières internationales avaient qualifié le programme d’irréalisable. Mais, déterminé à poursuivre la construction du chemin de fer, le gouvernement avait réussi à mobiliser les masses pour construire la ligne de chemin de fer à mains nues, littéralement, dans ce qui devint célèbre sous le nom de “Bataille du Rail”. “Par cette initiative”, écrit l’auteur Guy Martin, “le régime révolutionnaire entendait souligner de façon spectaculaire qu’il ne se laisserait pas dicter sa conduite, même par des institutions financières internationales aussi puissantes que le FMI et la Banque mondiale, et qu’il entendait garder le contrôle de sa stratégie nationale de développement”. C’était l’une des premières actions de Sankara contre la menace du néocolonialisme, posée par les institutions financières internationales telles que le FMI et la Banque mondiale.
Identité et dignité dans la nouvelle lutte de libération de l’Afrique
Si le thème de l’UA pour 2021 est un appel aux ” armes “, un appel aux Africains à utiliser les arts, la culture et le patrimoine pour construire ” l’Afrique que nous voulons “, alors nous devons commencer à imaginer le type de nations qui doivent émerger dans chaque territoire et comment, collectivement, ces nations transformeront des institutions telles que l’UA elle-même. En bref, la quête de l’identité et de la dignité dans la nouvelle lutte de libération de l’Afrique devra transcender les frontières identitaires et territoriales et devenir indéfectiblement panafricaine, avec le soutien populaire des masses. Nous devrons surmonter nos différences superficielles en tant qu’Africains et prendre conscience que nous voulons tous la même chose (la liberté et la prospérité), ce qui ne pourra être réalisé que si tout le monde est libre et prospère. En outre, nous devrons également reconnaître la douleur que nous avons subie en tant qu’Africains et en tant que race noire. Les paroles de Lumumba, prononcées à l’occasion de l’indépendance du Congo, sont instructives en ce sens : “Nous avons été soumis aux insultes et aux sarcasmes, aux coups que nous devions endurer du matin au soir simplement parce que nous sommes Africains… Nous avons appris que la Loi n’était jamais la même, selon qu’elle s’appliquait aux Blancs ou aux Noirs… Qui oubliera les fusillades, ou les geôles barbares qui attendaient ceux qui refusaient de se soumettre à ce régime d’injustice et d’exploitation ?”.
L’Afrique ne peut pas se permettre de continuer à suivre la voie de la soumission, qui donne vie à l’impérialisme. Les récentes reconnaissances de complicité dans le génocide des Tutsis au Rwanda par la France et des Nama et Herero en Namibie par l’Allemagne prouvent combien l’impérialisme est et peut être dangereux et destructeur. Notre redécouverte de l’Identité et de la Dignité à travers les Arts, la Culture et le Patrimoine, alors que nous cherchons à construire une Afrique indépendante, devrait nous guider et nous aider à nous protéger contre la réappropriation de ce que nous sommes en tant que peuple. Nous devons être libres ! Nous devons nous libérer du néo-colonialisme. Il est difficile de renoncer à l’Afrique. C’est tout ce que certains d’entre nous ont et ce que nous connaissons depuis notre naissance. Nous ne pouvons donc pas abandonner ! Comme le déclarait souvent Sankara, “La patrie ou la mort, nous triompherons !”