Pour comprendre les décisions que prend le Rwanda pour préserver sa paix chèrement acquise, il faut remonter au génocide de 1994 contre les Tutsis. Ayant cela en tête, même ceux qui ne sont pas d’accord avec l’une ou l’autre de ces décisions, le font d’un point de vue informé. En conséquence, les observateurs impartiaux sont susceptibles de compatir et de comprendre le contexte et le raisonnement derrière ces décisions, compte tenu des impératifs concurrents auxquels le pays, ou tout autre pays qui se trouverait dans des circonstances similaires, est confronté. C’est ce qui s’est passé en 1996 lorsque le Rwanda a décidé d’intervenir au Zaïre, l’actuelle République démocratique du Congo, à la poursuite des planificateurs et des exécutants du génocide qui y avaient trouvé refuge.
La réincarnation de Mobutu
Ceux qui désapprouvent l’invasion du Zaïre par le Rwanda au nom du respect de l’intégrité territoriale ou d’autres principes qui, selon eux, doivent être respectés, même face à une menace existentielle, reconnaissent que Mobutu a eu tort d’accueillir des gens qui venaient de massacrer plus d’un million d’Africains. Il l’avait fait en guise de geste de bonne volonté au nom des liens avec son ami et protégé décédé, Juvénal Habyarimana. Ils s’accordent à dire qu’il est allé trop loin en soutenant la réorganisation et le réarmement du régime génocidaire vaincu, qui cherchait à reprendre le pouvoir à Kigali et à terminer le “travail inachevé” d’anéantissement des survivants du génocide.
Comme le rapportait le Washington Post en 1997, les forces génocidaires qui avaient trouvé refuge au Zaïre “étaient devenues la première ligne de défense de Mobutu” dans la guerre “contre les rebelles de Kabila“, alors soutenus par le Rwanda. Cependant, plutôt que de défendre le Zaïre, l’alliance avec les forces génocidaires “a conduit directement à la chute de Mobutu“. Cette alliance avait incité Kigali à se lancer à corps perdu dans le soutien à Kabila. Les dirigeants rwandais “ont pensé [que] faire les choses à moitié serait très dangereux“, comme l’a déclaré le vice-président de l’époque, Paul Kagame, ajoutant : “Nous avons trouvé que le meilleur moyen était d’aller jusqu’au bout“.
Compte tenu des circonstances de l’époque, la plupart des observateurs s’accordent à dire qu’une frappe préventive était la bonne réponse, car il aurait été irresponsable, voire suicidaire, pour le Rwanda d’attendre que les tueurs, à l’époque également soutenus militairement et diplomatiquement par la France, attaquent.
Il est intéressant de noter que beaucoup hésitent aujourd’hui à étendre le même raisonnement aux événements qui se déroulent actuellement en RDC, dont la plupart sont similaires à ceux qui ont eu lieu avant l’invasion du Rwanda en 1996.
Les Congolais parlant kinyarwanda (Rwandophones) sont confrontés à une menace de génocide, avec des incitations de la part de différents responsables du gouvernement. Le président Tshisekedi s’est également essayé à l’incitation lorsqu’il a demandé aux groupes d’autodéfense de soutenir l’armée dans la défaite de “l’ennemi et de dénoncer les traîtres potentiels dans la population civile qui servent les intérêts de l’ennemi“. Ceux qui connaissent bien la politique de la région des Grands Lacs savent qu’il s’agit souvent d’un langage codé visant à éliminer les personnes accusées de “trahir” leur pays par leur prétendue “sympathie” avec l’ennemi. Il convient de souligner que le seul fondement de ces accusations est le lien culturel que les victimes partagent avec les Banyarwanda du Rwanda. En bref, c’est leur identité, et non leurs actes, qui fait d’elles des cibles de violence. En conséquence, dans les rues de différentes villes du Nord-Kivu, ils ont été brûlés vifs, certains ont même été cannibalisés, et leurs propriétés ont été détruites. Le message que ces victimes reçoivent de leurs compatriotes congolais est “retournez dans votre pays”.
Des événements similaires ont eu lieu dans les Kivus au début des années 1990, alors que Mobutu faisait face à des pressions en faveur de la démocratisation. C’est ce contexte qui a donné lieu à la formation par les Congolais rwandophones du noyau autour duquel s’est construite la rébellion de Kabila, culminant avec l’accession de ce dernier au pouvoir.
Aujourd’hui comme hier, la citoyenneté des Congolais rwandophones est contestée par les dirigeants congolais sur la même base : leurs liens culturels avec le Rwanda. Avant l’intervention du Rwanda, Mobutu est allé jusqu’à révoquer leur citoyenneté. Et une fois encore, les forces génocidaires – à l’époque les FAR, rebaptisées ensuite FDLR – constituent la “première ligne de défense” de la RDC contre l’ennemi. Pour les observateurs de longue date des tribulations de la région des Grands Lacs, il y a donc une impression de déjà-vu. Certains diront que Mobutu Sese Seko s’est réincarné en Félix Tshisekedi.
La contradiction
En 1996, ceux qui ont soutenu ou sympathisé avec les actions du Rwanda contre Mobutu parce qu’elles correspondaient à de l’autodéfense face à une menace existentielle ont compris la décision de tendre la main aux Congolais rwandophones pour les aider à s’organiser autour d’une cause commune contre une source commune d’hostilité et d’insécurité. Aujourd’hui, les mêmes personnes trouvent problématique, voire inacceptable, qu’une alliance similaire puisse voir le jour entre le Rwanda et la rébellion du M23, autour d’une menace existentielle partagée, compte tenu de l’idéologie des FDLR.
Cette contradiction persiste pour deux raisons. Premièrement, Tshisekedi est utile à l’Occident d’une manière différente mais similaire à celle de Mobutu à son époque. La proximité de Mobutu avec les puissances occidentales à l’époque était jugée nécessaire pour contrer la propagation du communisme en Afrique et maintenir certaines parties du continent dans la sphère d’influence occidentale. La guerre visant à destituer Mobutu s’est déroulée moins de dix ans après la fin de la guerre froide, alors que son utilité pour les États-Unis en particulier et l’Occident en général avait atteint son terme. Ils n’avaient aucune raison de le protéger.
Comme ils le font souvent, les puissants médias occidentaux, qui sont souvent substantiellement – et parfois très subtilement – en adéquation avec la politique étrangère de leur pays, ont mobilisé le soutien en faveur de la destitution de Mobutu. Ils ont articulé son fondement moral en condamnant l’alliance de Mobutu avec des tueurs génocidaires. Ils ont souligné à juste titre que c’est ce soutien qui expliquait l’alliance du Rwanda avec les Congolais rwandophones qui formaient le noyau de la rébellion, avant que des éléments autour de Laurent Désiré Kabila n’émergent plus tard sur la scène et ne prennent le leadership, dans le but de nourrir un mouvement de “libération” ayant la capacité de rallier un plus large soutien au sein du peuple congolais.
Aujourd’hui, l’environnement géostratégique a changé, et même si ce changement ne concerne que la forme, le fond reste intact. Aujourd’hui, les gouvernements dysfonctionnels du Congo, y compris celui de Tshisekedi, offrent l’environnement propice aux entreprises occidentales pour exploiter les vastes ressources minérales du pays.
Par conséquent, malgré cette hypocrisie, les médias qui ont soutenu la destitution de Mobutu sont aujourd’hui hostiles à l’émergence d’un mouvement similaire, alors que les faits sur le terrain montrent que l’histoire ne fait que se répéter.
L’activisme impérialiste
Plus bizarrement, les militants anti-impérialistes du continent africain ont mis la cause morale à l’envers. Ils ont accepté, sans examen critique, la représentation du Rwanda comme agresseur par les médias occidentaux, et ce malgré leur scepticisme habituel à l’égard de ces sources médiatiques. En d’autres termes, dans leur esprit, lorsqu’il s’agit du Rwanda, les médias occidentaux cessent soudainement d’être un bras de la propagande impériale.
D’ordinaire, les défendeurs des droits de l’homme prennent le parti des victimes. Et c’est dans cette recherche de la victime qu’ils sont devenus la proie de la propagande occidentale. Deux perspectives prévalent pour comprendre qui est la victime dans ce conflit. D’une part, le M-23 dont les prétentions à défendre les Congolais rwandophones contre la menace de génocide sont validées par l’incitation au meurtre de la part des autorités de ce pays. De l’autre, il y a la faiblesse de l’État congolais qui suscite et reçoit le soutien de divers militants des droits de l’homme, en particulier ceux comme (la Camerounaise-Suisse) Nathalie Yamb et beaucoup d’autres qui prétendent combattre l’impérialisme. Ce qu’ils ne comprennent cependant pas, c’est que ni la faiblesse de l’État congolais ni sa cause moralement lacunaire ne méritent un tel soutien. J’ai été un militant et je sais que la faiblesse n’est pas une base suffisante pour le soutien ; il faut être faible et avoir raison pour mériter la solidarité des militants des droits de l’homme.
Dans ce conflit, cette communauté d’activistes se retrouve dans un bourbier moral : des activistes anti-impérialistes se sont alliés à l’empire pour dénoncer le Rwanda et le M-23. Ils se sont alliés à des médias détenus et dirigés par des agents de l’empire pour répéter que l’objectif de la prétendue alliance M-23/Rwanda est d’exploiter les minéraux congolais. Ironiquement, il s’agit d’un récit impérialiste dont le but est de dissimuler les véritables forces de pillage des ressources naturelles congolaises : Les intérêts miniers américains et canadiens qui ont assez de ressources financières pour investir dans la machinerie lourde nécessaire à l’extraction de ces minéraux et l’influence politique suffisante pour envoyer des avions cargo opérant sur des pistes de fortune à l’intérieur des jungles congolaises sous la protection de la MONUSCO. Le porte-parole de l’armée ougandaise, l’UPDF, le général Felix Kulayigye, a souligné ce point : “Au Congo, des impérialistes tentent de tirer parti de ses vastes ressources. Il y a des endroits au Congo où une personne noire ne peut pas aller“. En d’autres termes, le discours qui lie le Rwanda et le M-23 aux minerais est une habile diversion impérialiste. Et maintenant, il a été repris par les activistes anti-impérialistes africains !
Ces militants se sont confrontés à des Rwandais sur les médias sociaux en affirmant que la défense passionnée du M-23 par ces derniers est la confirmation que les troupes rwandaises soutiennent les rebelles. Je pense personnellement que si intervenir en RDC était la bonne chose à faire en 1996 lorsque les forces génocidaires étaient “la première ligne de défense de Mobutu”, alors cela reste la bonne chose à faire maintenant que les FDLR sont la première ligne de défense de Tshisekedi. Cette alliance a été confirmée par les Nations Unies.
De plus, je pense que la défense passionnée du M-23 par les Rwandais sur les médias sociaux est liée à leur sensibilité vis-à-vis du génocide. En fait, chaque fois que l’incitation contre les Congolais rwandophones atteint son paroxysme, on a le sentiment au Rwanda que les dirigeants sont “indifférents” à leur souffrance. Je suis donc convaincu que si la question de savoir s’il faut intervenir en RDC pour protéger la vie des Congolais rwandophones se posait, l’écrasante majorité des Rwandais voteraient pour. En d’autres termes, les Rwandais sont plus susceptibles d’applaudir l’intervention de leur gouvernement que de simplement manifester leur soutien au M-23.
D’autre part, l’activisme de ces militants en faveur d’une intervention armée dont le but premier serait de vaincre le M-23 fait involontairement l’apologie de la préservation des FDLR et constitue donc un activisme moralement déficient.
Le coût élevé de la coopération
À l’époque, et aujourd’hui encore, la coopération est ce qui était nécessaire pour déraciner les génocidaires. Cependant, Mobutu a choisi de les traiter comme des victimes et de forger un front commun contre Kigali. Depuis lors, la politique à Kinshasa est hostile à la coopération, voie que préfère Kigali. En conséquence, Tshisekedi est pris entre le marteau et l’enclume. Puisque l’hostilité anti-Rwanda est une aubaine politique à Kinshasa, la coopération devrait reposer sur un facteur clé : un dirigeant prêt à initier et à maintenir une telle coopération. Il faudrait qu’il préside un État qui a la capacité de fournir des services publics de manière efficace. De cette manière, il fournirait le bouclier nécessaire contre la pression des élites et constituerait une base solide pour se faire réélire. Elle neutraliserait les mythes colportés par l’élite de Kinshasa selon lesquels une telle coopération vise à naturaliser les personnes de “nationalité douteuse” (les Congolais rwandophones) et à balkaniser le pays en cédant une partie de son territoire au Rwanda et, peut-être, à l’Ouganda.
Il est imprudent de rechercher la coopération, d’échouer à fournir des services publics, tout en cherchant à se faire réélire en RDC. L’incapacité à fournir des services publics conduit invariablement à la nécessité de faire des voisins les boucs émissaires des échecs de sa gouvernance interne. Ceci concentre le calcul politique des dirigeants de la RDC sur la non-coopération avec le Rwanda et l’hostilité envers les rwandophones.
Fait notable à souligner, pendant une brève période au début de ce cycle de conflit, le principal concurrent politique de Tshisekedi, Martin Fayulu, a souligné que la provocation de la guerre au Kivu était une tactique de diversion du président. Fayulu a affirmé, à juste titre, que les véritables problèmes de la RDC étaient ceux de la gouvernance. Mais ce moment de lucidité de Fayulu n’a pas duré. Il s’est lui aussi rendu compte qu’un tel argument, aussi valable soit-il, n’était pas payant politiquement en RDC. Il est rapidement revenu à son sujet, et à celui de Mukwege, le sujet “capital” de la balkanisation et des nationalités douteuses.
Jusqu’à présent, l’attitude belliqueuse de Kinshasa a été accueillie avec retenue par Kigali. Le Rwanda n’a aucun appétit pour un changement de régime à Kinshasa. Il a appris la dure leçon que l’élimination d’un régime hostile ne garantit pas la sécurité à long terme. Il ne garantit pas non plus que celui qui le remplacera ne constituera pas une menace plus grave. Malheureusement, la retenue du Rwanda a encouragé les élites de la RDC à s’engager dans des provocations sans fin dont le résultat escompté, une guerre interétatique totale, finirait très probablement par confirmer leurs accusations selon lesquelles le Rwanda soutient le M23, une prophétie autoréalisatrice.
De même, la réticence du Rwanda à répondre vigoureusement à la provocation “jusqu’au bout” signifie que Tshisekedi est peu enclin à coopérer à la recherche d’une solution politique qui apporte une paix durable entre les deux pays et la région. Cela explique pourquoi il a tourné le dos aux mécanismes de Luanda et de Nairobi.
En définitive, plutôt que de vivre selon la leçon qu’il aurait dû tirer de Mobutu, Tshisekedi a choisi de s’appuyer sur la réticence du Rwanda à répéter la sienne. Il a choisi de vivre dangereusement tout en affirmant à la télévision qu’il est prêt à payer le prix ultime pour défendre la RDC.
Mais seul un leader qui est prêt à payer le coût politique élevé de la coopération avec Kigali apportera la paix à la RDC et à la région. Tshisekedi n’est pas ce leader.