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Aspirations concurrentes pour l’État de droit en Afrique

La loi et la liberté sont les deux faces d'une même pièce
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L’Afrique n’est pas seulement en guerre contre elle-même lorsqu’il s’agit de politique électorale et de démocratie. Les aspirations à l’État de droit s’enlisent souvent dans des luttes tout aussi vicieuses. La démocratie n’est pas possible sans un État de droit. La liberté n’est pas possible non plus puisqu’elle est l’expression concrète de la démocratie ; la démocratie se vit au travers de cette liberté.

Qui dit liberté, dit  choix. Lorsque vous n’avez pas le choix, la liberté reste abstraite car vous ne pouvez pas la mettre en pratique. Au niveau individuel, la liberté de choix donne aux gens l’indépendance de mener leur vie comme ils l’entendent. La liberté de conscience leur permet de faire des choix en accord avec leurs convictions les plus profondes.

Au niveau collectif, ces libertés permettent aux gens de mobiliser ceux avec qui ils partagent des aspirations afin de poursuivre des objectifs communs comme le choix de ceux qui doivent les diriger ou celui des politiques qu’ils doivent promouvoir ou contre lesquelles ils doivent s’opposer.

À tous ces niveaux, il devient toutefois nécessaire de concilier des choix contradictoires. La loi répond à ce besoin. Elle oblige les individus à renoncer à leur choix idéal pour le bien de tous. En effet, les choix individuels sont amalgamés et normalisés à un degré acceptable qui permet à chaque personne de se reconnaître dans le consensus qui en résulte et de s’y identifier. En d’autres termes, un moindre degré de liberté individuelle est le prix à payer  pour le bien commun, la stabilité et l’harmonie sociale.

Sinon, l’anarchie s’installerait si chacun choisissait de vivre exactement – sans aucun sacrifice – comme il le souhaite. Ce serait le meilleur moyen d’attiser les conflits et, potentiellement, une source de violence découlant du désir de certains d’imposer leurs choix aux autres. C’est pourquoi le consensus est nécessaire. La loi, par conséquent, modère et concilie les choix concurrents. Un hors-la-loi rejette ce compromis. La société, en réponse, protège les hors-la-loi d’eux-mêmes en les plaçant dans un établissement isolé (correctionnel) pour qu’ils réfléchissent et “réhabilite” ceux qui ont réfléchi “correctement” ; elle agit ainsi afin de protéger le consensus.

La loi nous empêche donc de faire ce que nous voulons. La loi et la liberté sont les deux faces d’une même pièce. La loi n’a aucun sens si son objectif n’est pas de garantir la liberté. Idéalement, la liberté est tout ce qui n’est pas explicitement interdit par la loi. Les limites à ce que nous pouvons faire comme nous le souhaitons sont marquées par la loi. 

L’État de droit est la mise en pratique de ce consensus et ses principaux résultats, comme indiqué ci-dessus, sont la stabilité et l’harmonie sociale. Et comme notre instinct nous pousse à faire exactement ce que nous désirons, ce qui n’est pas acceptable dans l’intérêt des désirs des autres, la loi doit être imposée, dans l’intérêt de tous – d’où l’application de la loi.

Par conséquent, les forces de l’ordre violent la loi lorsqu’elles empiètent sur le territoire de la liberté – ce qui n’est pas proscrit par la loi -. De même, un usage abusif de la liberté empiète sur ce qui est proscrit par la loi. Il faut souligner que l’objectif premier de l’imposition de la loi est de protéger la liberté et que l’objectif secondaire est d’appliquer la loi. De la même manière, la tâche principale d’un agent de sécurité dans un établissement public, tel qu’un hôtel cinq étoiles ou un stade, est de faciliter l’entrée ; toutefois, selon les instructions qui lui sont données, l’agent de sécurité peut considérer que sa tâche consiste à empêcher les gens d’entrer dans les locaux – une tâche secondaire qui ne devrait être appliquée que lorsqu’il y a des risques à autoriser l’entrée.

Il semble donc que les institutions chargées de l’application de la loi devraient être désignées sous le nom de Bureau de protection de la liberté ou quelque chose de ce genre afin de souligner la distinction entre les responsabilités primaires et secondaires. Selon cette conception, leur rôle est celui d’un arbitre chargé de faire respecter le fair-play entre les individus et la société (l’État) sur un territoire donné, dans l’intérêt de la stabilité.

Les organismes chargés de l’application de la loi ou de la protection des libertés ? 

Lorsqu’elle n’a pas le consentement de la société, la loi est illégitime. L’état de droit devient la dictature du droit – la coercition. L’expérience de l’Afrique en matière d’État de droit a été largement influencée par l’héritage colonial. Précisément parce que le colonialisme est une dictature, il est rare de trouver un cadre juridique complet dont la lettre et l’esprit émanent d’un consentement de la société. Le droit a été – et reste largement – imposé à la société. Il exprime rarement l’intention délibérée et consciencieuse de la société d’équilibrer les intérêts de l’État (la collectivité) dans sa quête de stabilité et ceux de l’individu dans son désir de liberté. Lorsque la loi est imposée à la société, comme ce fut le cas pendant le colonialisme, les gens sont des sujets. Ils  ne deviennent citoyens que lorsque la loi répond à leurs aspirations pour la liberté.

En Afrique, c’est là que le bât blesse. Les valeurs concurrentes de l’élite urbaine et du reste de la population ont engendré une contestation écrasante des valeurs qui doivent être exprimées dans la loi. En d’autres termes, la définition même de la liberté est un terrain de contestation.

L’élite urbaine, en raison de ses moyens économiques relativement stables, souhaite une intervention minimale de l’État dans sa vie, qu’elle appelle “ingérence”. S’il n’en tenait qu’à ses membres, l’État – la loi – ne ferait rien de plus que de les protéger, eux et leurs biens. Tout ce qui irait au-delà serait une atteinte à leur liberté.

D’autre part, il y a les personnes économiquement vulnérables, qui constituent la grande majorité dans la plupart des pays africains. Ils souhaitent un État interventionniste, actif dans tous les aspects de leur vie, réactif, “intrusif” et émotionnellement disponible. L’État qu’ils veulent est un État qui leur est intime, un État qui va jusqu’à leur assurer de la nourriture (sel et sucre) et même un abri qui répond à leurs besoins fondamentaux et s’intéresse à leur sécurité humaine.

Pour eux, tous les responsables gouvernementaux existent pour améliorer leurs conditions socio-économiques. Ils souhaitent une relation patrimoniale avec l’État. Le gouvernement est une famille et les dirigeants existent pour résoudre leurs problèmes.

Par conséquent, la pauvreté reste un facteur clé dans cette contestation des systèmes de valeurs et des aspirations qui doivent prévaloir dans la définition de la liberté. Contrairement à l’élite qui attend des forces de l’ordre qu’elles se limitent aux dispositions de la loi, les personnes économiquement vulnérables considéreraient comme un manquement à leur devoir le fait, par exemple, qu’un policier se désintéresse des problèmes auxquels une communauté est confrontée au motif qu’ils ne relèvent pas de la loi. Ils seraient choqués si l’agent de police omettait de discipliner un jeune errant notoire qui trouble la paix dans la communauté au motif qu’il n’enfreint aucune loi. En d’autres termes, ils conçoivent la loi sous la forme la plus large possible et leurs idées sur l’application de la loi sont alignées sur cette conception. En effet, alors que l’élite urbaine voit l’agent de police en termes étroits et définit le professionnalisme comme l’application stricte de la loi, les gens ordinaires définissent le professionnalisme comme le fait d’être un leader communautaire. Dans l’exemple ci-dessus, le gouvernement échoue lorsque ses agents ne se soucient pas des problèmes de la communauté. Et ils vont donc voter en conséquence.

Les aspirations de la grande majorité ont incité les agences efficaces dans leur mandat d’application de la loi en Afrique à élargir leur mandat au-delà de l’imposition de la loi. Ils s’engagent plutôt à assurer la sécurité humaine. Dans leur rôle d’arbitres qui assurent l’équilibre entre la loi et la liberté, ces agences comprennent que si l’élite préférerait qu’ils se limitent à l’application de la loi, la grande majorité recherche la sécurité. L’équilibre entre ces aspirations concurrentes exige de la sophistication, de l’innovation et une réflexion originale.

Lorsque le gouvernement “intervient” alors qu’il n’y a pas de violation manifeste de la loi (ce qui est contraire à la conception élitaire de l’État de droit), il est réactif et répond aux attentes des non-élites. Cependant, dans une situation où la loi ne se prononce pas sur un sujet donné, l’élite de la même société concevrait cette situation comme un gouvernement trop zélé, désireux d’outrepasser son autorité. En d’autres termes, dans la pensée de l’élite, l'”ingérence” du gouvernement est une violation de la liberté et un abus de la loi.

L’enjeu de concilier les aspirations minimalistes de l’élite en matière de loi et les aspirations maximalistes au sein d’une même juridiction – puisque la loi doit être la même pour tous – laisse en filigrande une tension qui place le gouvernement entre le marteau et l’enclume. S’il est contraint et doit prendre parti, il ” votera contre la liberté ” à n’importe quel moment. Après tout, dans le monde entier, la loi est une politique.

Les gouvernements absents, comme ils l’ont fait avec presque tous les aspects de leur responsabilité envers le peuple, ont fait le choix du silence face à cette tension entre les conceptions individualistes et communautaires de la loi. Le résultat a été l’anarchie. Cependant, pour les gouvernements sérieux, ce qui apparaît comme un manque de liberté et de démocratie au monde libéral et à l’élite urbaine est en fait leur force. C’est ainsi qu’ils s’assurent le soutien continu de la grande majorité.

L’élite continue à aller dans les villages pour donner des formations de renforcement des capacités qui visent à corriger/réparer les gens (à leur faire connaître leurs droits) comme s’ils étaient défectueux. Ils ne le sont pas. La conception étroite de l’État de droit qui ne répond pas à leurs aspirations à la sécurité humaine les prive de liberté. C’est le droit qui est défectueux lorsqu’il ne répond pas à leurs besoins parce qu’il n’est pas ancré dans leurs réalités. En fin de compte, la démocratie continuera d’échapper à l’Afrique tant qu’elle ne sera pas ancrée dans la quête de la liberté et de l’État de droit. Mais quelle liberté ?

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